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LE MUR. (Psychopathologie du confinement 4)

22

mai

Marathon-nice-canne

 

Lorsqu’on court un marathon, notre organisme passe d’un système aérobie à anaérobie où l’on se met à produire beaucoup d’acide lactique et au cours duquel la course devient difficile moralement et physiquement. Pour le marathonien moyen, le franchissement du seuil anaérobie se situe aux trois quarts de la course, vers le trentième kilomètre. Ce moment est appelé « le mur ».

Je suis un piètre marathonien. Mes performances se situent dans ce que l’on appelle les « profondeurs du classement » qui sont, chez moi, abyssales. Mais j’aime courir. Le marathon est comme le ski, une activité solitaire en groupe. Je cours avec des amis. On s’accroche au plus fort, on épaule le plus faible. La victoire consiste à arriver au bout.

Il y a quelques années, je faisais le marathon « Nice Cannes ». Tout allait bien, il faisait beau et frais, temps idéal pour une course de ce type qui de surcroit, longe la mer presque tout du long. Arrivé à Antibes, la moitié du marathon déjà réalisé, je me sentais bien et je tenais l’allure que je m’étais fixée malgré le fait que plus aucun de mes amis n’était à mes côtés. Il y a un côte assez raide à la sortie d’Antibes que j’avale sans trop de difficulté à coup de barres énergétiques. À hauteur de l’hôtel Eden-Rock, la route redescend assez fermement en direction de Juan les Pins, puis rattrape le niveau de la mer avant d’entrer dans la ville. Là, à la fin de la descente, brusquement, au-delà de la fatigue physique que je commençais à ressentir, mon esprit m’a lâché. J’ai subitement pris conscience de l’inanité de choses. De l’ineptie de ce type d’activités. Tout cela ne servait à rien, tout au plus à se brosser le narcissisme et ne prouvait de toute façon rien. La marche du monde ne s’en trouverait changé d’aucune façon. Je sentais gronder en moi une telle colère que je décidais de quitter cette course stupide à Juan les Pins. Je m’apprêtais à mettre ce projet à exécution, lorsqu’au milieu de la ligne droite qui me conduisait au cœur de la ville, j’aperçus sur le bord de la route ma compagne et ma deuxième fille qui me faisaient signe. J’ai commencé à leur reprocher leur présence et à m’énerver en leur faisant part de mon intention d’arrêter le frais. Elles m’ont pris par les bras me disant qu’elles allaient courir avec moi les derniers dix kilomètres. Je les ai courus en râlant, leur interdisant de me parler, ce qu’elles se sont empressées de ne pas faire. On est arrivé au bout, devant le palais du festival. Au stand de ravitaillement qui suit la ligne d’arrivée, ma colère a brusquement fondu. J’étais content. On est allé fêter ça au bistro du coin.

Le confinement est comme un marathon. Cela fait déjà cinq semaines que cela dure. On est parti assez flambant, mais maintenant nombreux sont ceux qui en ont assez et qui s’interrogent sur l’intérêt d’une opération qui est en train de ruiner le pays et de précipiter des centaines de milliers de personne vers le chômage et la précarité. Pourquoi continuer ? On risque de mourir, et alors ? Mieux vaut être mort que de vivre cette vie, dans laquelle il ne se passe plus rien et dans laquelle on ne peut même plus voir ses proches et ceux qu’on aime. On en a par-dessus la tête du télétravail ou de ne rester à rien faire sans la moindre rentrée d’argent. On n’éprouve plus aucun amusement devant les apéros virtuels, les blagues débiles, la monotonie des journées et l’insomnie des nuits. On a certes une date de fin, une vague ligne d’arrivée, mais l’on s’empresse de nous expliquer que cette arrivée n’est que la fin du début. On est tous en train de passer en anaérobie, de sécréter de l’acide lactique et de flinguer nos muscles et nos reins. Dans l’expérience solitaire du confinement comme du marathon, ce qui fait tenir ce sont les autres, ceux qui vous prennent par le bras. Ceux pour qui on continue, ceux qui nous manquent, et dont on se dit qu’on pourra les voir, après. Je plains tous ceux qui n’ont pas cette ressource.

 

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