PSYCHANALYSE ET CONTROVERSE 1
28
juin
Un certain nombre de questions concernent ici les psychanalystes qui sont psychiatres et veulent le rester. Se pose la question à nouveau frais des liens entre la psychanalyse et la psychiatrie.
Les psychiatres psychanalystes, telle la Belle au Bois Dormant, se sont un jour réveillés et ont trouvé qu’un certain nombre de choses avaient changé en leur sommeil et que le monde n’était pas tel qu’ils l’avaient laissé avant de s’endormir.
Pendant longtemps nous, les psychanalystes, avons fonctionné au mépris : mépris pour les collègues qui n’étaient pas comme nous touchés par la grâce de la psychanalyse (c’était vrai pour beaucoup de gens mais en particulier pour ceux des psychiatres qui avaient l’outrecuidance de penser que la psychanalyse ne réglait pas tous les problèmes de la psychiatrie). Les psychanalystes ont ainsi systématiquement combattu les systémiciens, les comportementalistes, les cognitivistes, les pharmacologues, etc., mais ils se sont surtout beaucoup méprisés entre eux.
Il fait insister sur ce dernier point : la haine fratricide à l’intérieur de la psychanalyse. Celle-ci, en grande partie fondée sur ce que Freud nommait le « narcissisme des petites différences », est alimentée par le fait que les psychanalystes tout en se réclamant du même père ou des mêmes pères ne se réclament pas du même maître.
Il faut dire que les pères sont maintenant morts, que leurs sièges sont vacants et que si les prétendants au trône furent un moment nombreux, personne à ma connaissance n’a jamais remplacé ni Freud ni Lacan.
Pour l’instant ou pour toujours ?
J’ajouterai pour ma part et à ce sujet, que je ne crois pas du tout au « retour à Freud de Jacques Lacan » comme ce dernier le prétend, je crois davantage au retour que la psychanalyse a fait sur Jacques Lacan, j’y reviendrai. Ceci m’amenant à dire au passage que l’œuvre de Lacan reste à ce jour très peu critiquée, c’est à dire finalement, malgré les gloses incessantes sur ses textes dont la plupart des sociétés lacaniennes de psychanalyse se font les supporters, très peu lue, de ce qui s’appelle lire.
Ce qui s’est passé pendant le sommeil psychiatrique des psychanalystes est à garder en mémoire pour la suite.
À cela s’ajoute le malaise très particulier qui affectait et affecte peut-être toujours le psychiatre psychanalyste : celui de soutenir en même temps une position médicale avec ce qu’elle implique et une position de psychanalyste, comme si venaient se précipiter chez lui deux éthiques contradictoires : une éthique médicale selon laquelle, après les avoir examinés et identifié leur mal, il s’agit de mettre en œuvre tous les moyens à la disposition de la science (encadrés par le primum non nocere) pour soulager ceux qui souffrent et viennent s’adresser à lui ; et une éthique analytique où le soutien du désir du sujet et de sa parole implique de la part de l’analyste un certain degré de retenue de ses interventions, en tout cas un refus assez large de n’agir à son égard que dans l’abstention propice au bon déroulement de la cure, s’interdisant par exemple au cours de celle-ci toute autre intervention que celle de sa parole.
Devant cette apparente contradiction, bon nombre de collègues ont choisi et ont choisi sans trop d’état d’âme l’éthique de la psychanalyse, en ajournant plutôt qu’en contestant directement le problème posé par une éthique médicale en éventuelle contradiction avec celle de la psychanalyse, on va voir pourquoi.
Ce choix est logique et n’est pas blâmable en lui-même, mais il n’a pas été sans conséquence. Il a alimenté certains débats cliniques (autour de l’hystérie, de la psychose, des psychoses hystériques, etc,), il place en tout cas le psychiatre qui l’a fait et continue à le faire devant une véritable alternative :
- soit il pense que l’ensemble des malades qui lui sont adressés, quelles que soient leurs plaintes, relèvent de la psychanalyse et que la cure analytique est la seule solution possible à leurs difficultés,
- soit il opère un tri implicite ou explicite au terme duquel seuls ne restent que les sujets aptes à bénéficier de la psychanalyse.
Dans le premier cas, son titre de médecin s’est effacé devant celui de psychanalyste (ou alors il est un médecin du type de Toinette singeant Diafoirus dans le « malade Imaginaire » qui s’écrie « le poumon ! » à chaque fois qu’on lui évoque un nouveau mal). Dans le second, il le reste : après avoir porté un diagnostic, mais il utilise la psychanalyse comme une thérapie dont il annonce qu’il en est le maître d’œuvre, il s’est en quelque sorte spécialisé au sein de l’arsenal thérapeutique à la disposition de la psychiatrie dans un type de traitement particulier qu’il exerce plus ou moins électivement.
Mais un nouveau problème surgit alors : cet art analytique qu’il exerce électivement, la plupart des sociétés analytiques s’accordent pour dire qu’il n’y a nul besoin d’être médecin pour l’exercer et que quiconque justifiant du cursus analytique convenable peut faire l’affaire. En tant que médecin psychiatre, il exerce donc une activité qu’un non médecin peut tout aussi bien pratiquer.
Dans ce cas, quel est l’intérêt de faire dix ans de médecine pour mettre en oeuvre au bout du compte une pratique que d’autres peuvent exercer par d’autres voies ? Et partant, quel intérêt les pouvoirs publics ont-ils de maintenir une telle opportunité ? Car en fin de compte ce qui peut différencier le psychiatre psychanalyste de ses collègues non médecins ça n’est plus que le fait de facturer ses honoraires à la sécurité sociale… Dans une société démocratique, il est difficile à compétences égales de ne pas rémunérer des praticiens sur la même base.
Pour compliquer encore un peu la situation, il se trouve que la plupart des analystes estiment que la psychanalyse n’est pas une psychothérapie et beaucoup sont même réticents à admettre qu’il s’agit d’un traitement (le terme de « cure » a longtemps permis de clore prématurément le débat).
Du coup, les médecins analystes passent pour des gens qui proposent face à la souffrance et à la plainte des patients venus les consulter une pratique qu’ils estiment ne pas relever du soin à proprement parler et qui n’a pas pour but premier de les guérir… Il faut évidemment expliquer ça à ses collègues des autres spécialités quand on veut rester médecin.
Ces points ont longtemps été laissés de côté, moins refoulés d’ailleurs que repoussés, mais ils ne peuvent plus l’être. Et ils expliquent sans doute bien des prises de positions hypocrites autour de l’amendement Accoyer.
Comment comprendre cet écheveau de contradictions dans lequel les médecins psychiatres pratiquant l’analyse ont fini par se laisser prendre ? (Cet écheveau n’existe que pour les psychiatres n’ayant pas renoncé à leur statut médical, car certains autres n’exercent plus la psychiatrie, ne sont plus inscrits au conseil de l’ordre et en conséquence ne sont donc pas confrontés au même problème.)
Peut-être le problème provient-il de la psychiatrie elle-même, de la psychiatrie comme discipline médicale.
La question étant celle de ce qui fonde épistémologiquement la psychiatrie dès lors qu’elle se sépare de la neurologie.
La neurologie ne se pose aucun problème épistémologique particulier, pas plus que la dermatologie ou la cardiologie. Elle est fondée sur la physiopathologie du système nerveux, là où la dermatologie est fondée sur la physiopathologie de la peau et la cardiologie sur celle du muscle cardiaque.
Sur quoi la psychiatrie est-elle fondée ? On pourrait répondre assez nettement : sur la psychopathologie. (Lacan en 1946 à Bonneval faisait de « l’imago » l’objet de la psychiatrie, peu de gens soutiendraient encore cette perspective, mais subsiste un réel problème quant à l’objet même de la psychiatrie)
C’est là le point particulier, la psychiatrie n’est pas fondée sur une physiologie pathologique mais, littéralement : sur une psychologie pathologique. C’est là le point particulier et le point essentiel, parce que, pour le reste, la psychiatrie ne se différencie pas des autres disciplines médicales : il existe à juste titre, et à bon escient, une épidémiologie psychiatrique, une pharmacologie psychiatrique, une nosographie psychiatrique dont on peut contester le choix du principe classificatoire mais pas la nécessité de classer les maladies dès lors qu’on a à faire à une partie de la médecine…
Abordons donc la question de la psychopathologie en tant que psychologie pathologique.
Si l’objet « physiologie » appelle peu de commentaires quant à sa scientificité (c’est une science expérimentale basée sur la biologie), il n’en va pas de même de l’objet « psychologie » dont la scientificité est douteuse.
Je citerai ici un article essentiel paru en 1957 de Michel Foucault (La recherche scientifique et la psychologie) dans lequel il affirme d’emblée que « c’est à la recherche qu’il faut demander compte de la science… » et qu’en la matière, la psychologie est dans une situation très particulière puisqu’elle ne procède pas « comme dans les sciences qui cheminent par des rectifications successives, selon un dépassement toujours renouvelé de l’erreur, mais par une dénonciation de l’illusion ». Si bien que Foucault se permet d’ajouter : « il n’y a pas d’erreurs scientifiques en psychologie, il n’y a que des illusions » ; au point de conclure : « la psychologie ne trouve jamais dans la psyché que l’élément de sa propre critique » et que pour lui, le cours de psychologie, n’est donc rien d’autre que « la recherche et la critique de la psychologie ».
Je crois que cette faiblesse fondamentale de la psychologie à jouer pour la psychiatrie ce que la physiologie serait par exemple à la neurologie a été très vite perçue par les cliniciens. Ceux-ci se sont alors trouvés devant un choix majeur :
- soit ils abandonnaient la psychologie au profit d’un retour à la physiologie, pliant ainsi la psychiatrie sur la neurologie, en tentant d’appuyer les phénomènes cognitifs sur la physiologie cérébrale (c’est une puissante voie de recherche contemporaine) et qui a entraîné non sans succès le retour d’une nouvelle neuro-psychiatrie tentant d’utiliser la neuro-psychologie comme fondement.
- soit ils abandonnaient la psychologie, non pas pour se tourner vers la physiologie, mais au profit d’un autre objet, épistémologiquement moins « décevant ».
Il faut remarquer que ce champ des fondements laissé vacant par la psychologie a plusieurs conséquences. Il fait de la psychiatrie une discipline médicale qui ne peut d’abord se réclamer que de sa clinique : d’où en psychiatrie les incessantes questions de nosographie. Celles-ci deviennent permanentes puisque le découpage clinique peut ainsi constituer l’essentiel de la science psychiatrique l’obligeant à n’aller chercher qu’en elle-même se propres fondements.
Mais si l’on refuse cette sorte de tautologie et si l’on refuse aussi de gager la psychiatrie à la seule physiologie pathologique, il faut bien partir en quête de nouveaux fondements, lesquels ont bien des difficultés à n’être autre chose que des théories psychologiques.
C’est à ce moment que s’avance la psychanalyse. Elle fournit soudainement bien des choses parce qu’elle allie une pratique clinique à une pensée systématique de ce que j’appellerai « l’ordre psychique » (pour certains un « désordre psychique » à condition qu’il n’ait rien d’un chaos) et son déterminisme. Elle produit dans son mouvement même une subversion épistémologique de la psychologie en ce sens qu’elle ne se contente pas de dissiper les illusions de sa propre pensée comme la psychologie, mais qu’elle substitue aux illusions symptomatiques du sujet le socle dur de sa propre vérité. Elle fournit ainsi comme fondation à la psychiatrie non plus une science expérimentale du général mais une pratique expérimentale et sans cesse renouvelée du particulier. Comme la science, mais d’une tout autre façon, elle pourvoit dans le travail de la cure aux conditions mêmes de son expérimentation.
La psychiatrie trouve soudain dans la psychanalyse, ainsi considérée, ce qui, mieux que la psychologie, peut constituer son fondement clinique.
« C’est le psychiatre et non la psychiatrie qui s’oppose à la psychanalyse. Celle-ci est à la psychiatrie à peu près ce que l’histologie est à l’anatomie : l’une étudie les formes extérieures des organes, l’autre les tissus et les cellules dont ces organes sont faits (…) L’anatomie fait aujourd’hui partie de la base de la médecine scientifique, mais il fut un temps où la dissection des cadavres humains, en vue de connaître la structure intime du corps, était défendue, de même qu’on trouve de nos jours presque condamnable de se livrer à la psychanalyse, en vue de connaître le fonctionnement intime de la vie psychique. Tout porte cependant à croire que le temps n’est pas loin où l’on se rendra compte que la psychiatrie vraiment scientifique suppose une bonne connaissance des processus profonds et inconscients de la vie psychique » (Freud Introduction à la psychanalyse pp 236-7)
Le coup de génie de Lacan – et c’est là qu’il n’effectue nullement un retour à Freud, bien au contraire – est d’avoir en quelque sorte parachevé cette consécration en dégageant la psychanalyse d’une gangue biologique dans laquelle elle était prise depuis Freud, pour promouvoir ce que j’appellerai : « la science des conséquences du langage sur les êtres parlant ».
En ce sens, la psychiatrie pourrait ainsi devenir la discipline médicale qui traite des pathologies liées aux conséquences que le langage provoque chez les êtres parlants.
Par ce mouvement, Lacan libère la psychanalyse de toute référence médicale traditionnelle ou même psychologique, et il introduit un nouveau dualisme qui tient désormais pour complètement séparé le déterminisme psychique du déterminisme physique ou physiologique. C’est un point épistémologiquement très fort et comme tous les points forts, il est extrêmement contestable.
Mais un nouveau problème surgit alors pour la psychiatrie. Si la psychiatrie a besoin de la psychanalyse comme gage de sa clinique, la psychanalyse, à l’inverse de la physiologie pour la plupart des disciplines médicales, n’a pas besoin de la psychiatrie comme expression et justification de son bien-fondé et de sa raison. La psychanalyse n’a nullement besoin de la psychiatrie, pas plus d’ailleurs que de la psychologie, c’est du moins, à la lire, ce qu’elle ne cesse de répéter, sur le ton de la raillerie ou sur celui ou de la condescendance. Le psychanalyste étant en effet à la fois le praticien et le fondamentaliste de sa discipline, il n’a nul besoin d’une autre sorte de praticien.
La psychanalyse estime ainsi qu’elle peut se forger sa propre clinique sans attendre grand chose de celle de la psychiatrie, si ce n’est rectifier ses illusions et ses erreurs.
Aussi, face à ce constat, le psychiatre psychanalyste ne peut-il qu’abandonner la psychiatrie ou renoncer à ce que la psychanalyse apparaisse comme l’unique fondement de la science psychiatrique. Il tiendra alors la psychanalyse au mieux comme un des fondements de la psychiatrie parmi d’autres, au pire comme une simple partie de la psychologie, manquant ainsi la rupture épistémologique qu’elle introduisait précisément par apport à la psychologie et renvoyant surtout à nouveau à la question de la psychologie ou de la physiologie comme fondement.
Voilà ce que retrouvent les psychiatres psychanalystes en se réveillant de leur sommeil – mais on aperçoit bien maintenant de quel type de sommeil il s’agissait.
La contradiction n’est toujours pas levée. Et j’ajouterai que pour que le sommeil ait été profond, il faut bien que, du côté de la psychanalyse, on ait eu soin d’accentuer le dilemme psychiatrique afin de n’entretenir aucune confusion : les psychiatres psychanalystes, les purs, c’est-à-dire ceux qui sont avant tout psychanalystes, ne peuvent rien avoir à faire avec ceux qui n’ont pas été touchés par la grâce analytique.
J’ajouterai : ils ne peuvent fondamentalement rien avoir à voir avec eux, sous peine de basculer vers les errements de la psychologie pathologique. On aura compris qu’ici (c’est-à-dire pour les psychanalystes), la psychopathologie n’est qu’un voile presque transparent derrière lequel ne peut surgir que la psychanalyse.
Le prix à payer pour ces psychiatres-là, c’est qu’ils sont devenus par la force des choses des psychiatres honteux, condamnés soit à minimiser leur pratique psychiatrique, soit à ne plus rien vouloir en savoir. En tous les cas, ils parlent peu de la psychiatrie (ils ne peuvent plus en parler) et ont pour partie déserté les lieux où évoluent leurs autres collègues, tenus la plupart du temps en toute petite estime.
Mais pourquoi le réveil ?
Je ne ferai pas l’offense à mes collègues de penser que celui-ci ait été provoqué par les menaces d’une éventuelle évaluation de leur pratique (je ne crois pas qu’ils aient grand chose à craindre de ce côté) ou par des considérations liées à des problèmes de remboursement des cures entreprises et de rivalité avec les psychologues, je crois que le problème est bien plus profond que cela.
Un grand nombre de changement se sont produits depuis une vingtaine d’années dans le champ social qui ont affecté de façon majeure le champ psychiatrique (c’est-à-dire celui de la pratique psychiatrique) et dans le champ analytique. Parmi ces changements, il y en a deux qui me paraissent fondamentaux :
Le premier est la domination idéologique d’une philosophie dite pragmatique qui est venue recouvrir les anciens systèmes de pensée en vogue, notamment l’humanisme, le structuralisme et surtout le marxisme sur les ruines duquel elle a poussé.
Le second, qui est aussi une conséquence de la première, c’est la place donnée désormais à l’usager comme tiers dans l’ensemble des relations de production.
La domination de la philosophie pragmatique est partout, y compris dans le champ médical où elle a été particulièrement bien reçue. L’idée de la philosophie pragmatique qui n’est pas si éloignée des idées de Freud sur l’exigence de l’empirisme dans les sciences, est d’assurer que seul compte dans une théorie son caractère efficient. On peut inventer toutes les théories que l’on veut, seule compte leur réalisation : elles marchent ou ne marchent pas. Elles modifient la réalité dans le sens attendu ou non. Et si oui, on pourra toujours les justifier secondairement de la façon dont on voudra, l’essentiel est que les dérivées de la théorie opèrent à leur tour.
Cette position idéologique est criante dans le domaine médical. En dehors de la recherche fondamentale, l’essentiel de la recherche bio-médicale et particulièrement pharmacologique est une recherche d’épidémiologie pharmacologique : ça n’est pas parce qu’on dit qu’un médicament ou qu’une modalité thérapeutique est efficace qu’elle l’est vraiment sur une population de malades (ex : chimiothérapie anti-mitotique). Ce qu’une théorie a de scientifique, ce n’est plus tellement que ses énoncés sont falsifiables, c’est qu’elle permette ce qu’elle prédit, car ce qui compte c’est l’évaluation de cette prédiction.
En tant que spécialité médicale, il n’y a aucune raison pour que la psychiatrie échappe à ce système de pensée : « vous pourrez toujours me dire que la plainte du malade a telle ou telle cause, que ses symptômes sont provoqués par telle ou telle problématique, l’essentiel est que la thérapeutique soulage le malade et fasse disparaître ses symptômes. Après cela, libre à vous d’en concevoir une quelconque théorie et d’en tirer toutes les conclusions que vous voudrez, l’essentiel est que les conclusions que vous en déduirez soient efficaces à leur tour. »
Ce n’est pas la cohérence de la théorie ou son caractère rationnel, c’est son efficacité qui importe et peut-on ajouter, la facilité de sa mise en œuvre, sa rapidité et son moindre coût. Entre deux solutions mathématiques, on choisira toujours la plus élégante…
Mais il y a plus. Il me semble qu’une des particularités de la philosophie pragmatique appliquée à l’humain est de découper celui-ci en un certain nombre de fonctions. L’homme devient ainsi la somme des fonctions qui lui sont propres.
Et c’est ici que surgit le fantasme gestionnaire propre à la philosophie pragmatique : celle-ci opère à gérer les fonctions du monde. Elle a pour ambition de gérer l’humain. (Relevons juste ici à quel point le mot « gestion » a envahi ces dernières années notre vocabulaire.)
Cette division de l’homme en fonctions, dans lesquelles la médecine moderne se reconnaît parfaitement, a pour caractéristique une volonté d’assigner à ces fonctions des procédures de gestion, avec pour horizon : l’automatisation des dites procédures.
D’une manière générale, l’automatisation des procédures semble la finalité dernière du fantasme gestionnaire. Par exemple, contrairement à ce que veulent les syndicats, le but à la SNCF n’est pas d’augmenter le nombre de personnels dans les trains, mais bien au contraire de les supprimer complètement, à l’image de la nouvelle ligne de métro parisienne Opéra/Grande Bibliothèque, entièrement automatisée.
En ce sens l’ordre du monde devient celui d’un un monde parfaitement géré dans lequel la grande majorité des contingences et en particulier des services sont automatisés. Il suffit de s’appliquer à respecter les procédures pour obtenir les services souhaités.
C’est ici que dans un paradoxe qui n’en est pas un, l’usager vient s’interposer dans les relations de production. Ce paradoxe n’en est pas un parce qu’il est l’alibi du fantasme gestionnaire. Mais c’est un alibi puissant : pour reprendre l’exemple de la SNCF, les syndicats comme la direction ont compris qu’il fallait désormais tenir compte de l’usager dans les relations de production. Usager, qui sert en réalité de caution aux uns et aux autres.
Face aux exigences de la philosophie pragmatique, l’usager sert de preuve à l’efficacité requise dans tout ce qui est production de service. C’est sa satisfaction qui compte, et le service rendu ne se jugera qu’à l’aune de celle-ci. D’où la multiplication des questionnaires en tout genre, des sondages permanents de l’opinion, de cette idéologie de la démocratie directe qui infiltre tous les étages de la société…
La médecine n’y échappe pas plus que le reste. L’usager est le tiers venu s’insinuer dans la relation médecin-malade. « Votre médecin vous a-t-il bien informé de tous les risques encourus, (et surtout vous a-t-il bien informé que vous étiez mortel !) ? Avez-vous bénéficié des meilleurs traitements connus et ceux-ci étaient-ils bien validés par un groupe d’expert ?, etc.»
La psychanalyse, surtout pratiquée par des médecins, ne peut échapper à ce mouvement, même si elle est prise dans un tout autre courant de pensée. Souscrit-elle à ces critères de qualité ? Est-elle, en fonction de la plainte et des symptômes du patient, la méthode la plus appropriée ? Comment allez vous juger de son efficacité réelle ?
On se souvient ici de cet article paru à la demande de Sartre dans « Les temps Modernes », au début des années soixante-dix, transcription d’un dialogue entre un analysant et son analyste dans lequel le premier ne cessait de demander au second « pourquoi, il ne guérissait pas », et le second ne pouvant qu’inviter le premier à retourner s’allonger sur le divan jusqu’à ce qu’il comprenne le sens de sa question.
C’était là la caricature d’une vraie question posée à l’analyse qui a toujours peiné à trouver en dehors d’elle-même les raisons de sa vérité, mais l’on peut juger maintenant que ce n’est plus à un analysant donné de se prononcer sur le bien-fondé de sa propre psychanalyse mais à l’ensemble des analysants, je dirai même à l’ensemble des consommateurs d’analyse : « êtes-vous oui ou non satisfaits des prestations analytiques que vous avez achetées à grand frais ? »
C’est qu’ici, l’usager n’est que le représentant d’une population, l’usager n’est que l’élément de base de l’épidémiologie, il n’existe pas en tant que singulier, il n’est qu’une fonction du grand système de gestion médicale. Sa revendication personnelle ne vaut que relayée par ses alter ego.
Les psychanalystes maintenant bien réveillés peuvent constater ce qu’il faut défendre et surtout comment le faire. S’ils veulent faire reconnaître la psychanalyse, il leur faut se demander quelle reconnaissance ils réclament et auprès de qui. S’il s’agit d’un traitement ou même d’une cure au sens médical du terme, ils n’échapperont pas tôt ou tard à faire passer leur discipline sous les fourches caudines de son évaluation.
Il est cependant fort probable qu’ils ne le feront pas et que la psychanalyse s’éloignera de plus en plus des liens avec la médecine qu’elle avait à l’origine, malgré tout ce que Freud a dit sur la laienanalyse. La conséquence, c’est qu’il sera de plus en plus difficile pour les médecins de se contenter d’un exercice strict de la psychanalyse, et qu’ils seront contraints de reconnaître franchement ce qu’ils font tous les jours, c’est-à-dire pactiser avec le diable de la psychothérapie. Les psychiatres psychanalystes garderont la psychanalyse comme éthique de leur déontologie médicale, comme traitement possible chez certains de leurs patients et comme un des fondements théoriques d’une psychiatrie non réduite à sa seule nosologie. La psychiatrie gardera le paradoxe de se vouloir science du singulier. Mais le psychiatre psychanalyste devra alors s’extraire d’une logique exclusive et systématique : la cure ou les antidépresseurs et les neuroleptiques, la cure ou les traitements comportementalo-cognitiviste, c’est-à-dire d’une logique totalitaire.
Les psychologues qui peuvent un instant caresser l’espoir de récupérer ce que les médecins ne pourront plus faire, en seront vraisemblablement pour leur frais. Outre qu’on peut compter sur le gouvernement pour baisser par rapport aux médecins les tarifs d’éventuels remboursement de séance, je vois mal qu’ils puissent échapper longtemps aux contraintes auxquelles sont soumis les médecins, d’autant plus que ceux-ci vont s’arranger pour garder le monopole des prescriptions, même s’ils les font exécuter par des tiers.
La psychanalyse ira donc voguer de ses propres ailes.
La question est de savoir où elle va se diriger. Dans ce cas, sa survie sera liée à trois chose. À la fascination intellectuelle qu’elle continuera à susciter (il s’écrit, quoi qu’on en dise, encore beaucoup de littérature analytique). À la position éthique et philosophique que sa pratique soutient : dans ce cas, après avoir été une idéologie dominante, elle entrera en résistance idéologique contre la philosophie pragmatique et ses effets (ce qu’elle fait d’ors et déjà, bien qu’à mon sens très maladroitement, en particulier dans son opposition stérile et frontale aux neurosciences et au cognitivisme). Et enfin par la nécessité que les usagers lui trouveront, lui conférant ainsi une dimension de praxis qu’elle ne peut perdre qu’en se reniant elle-même. À cet endroit cependant, ses usagers, contrairement à ceux de la philosophie pragmatique, ne lui donneront jamais qu’une adhésion singulière, et c’est cela sans doute qui la sauvera.
J’ai laissé de côté la question (importante) des psychanalystes qui « se recommandent d’eux-mêmes et de quelques autres » et qui non rien trouvé de mieux lors des discussions sur l’amendement Accoyer que de renvoyer aux sociétés où ils se sont affilié le soin de les couronner analystes, comme s’il fallait pour exercer comme analyste être obligatoirement affilié à une société particulière… C’est le problème de la formation et des diplômes et celui d’exercer un métier qui ne soit pas sanctionné par un diplôme (les prostituées et les cartomanciennes…).
La psychiatrie, c’est la clinique de la rencontre entre la neurophysiologie et les effets du langage sur l’homme. Cette rencontre qui est peut-être ou non un simple avatar biologique impose des effets de réciprocité : pas de langage sans corps (pas de langage sans cerveau), pas de corps qui ne soit affecté par le langage.
http://lasantepervertie.fr/
voici pourquoi je ne serais jamais psychanalyste bien que j’ai failli me laisser prendre au jeu
Ce livre parait chez Edilivre c’est la conclusion de 26 années de travail
Marie-Lise Ehret