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L’OBSCUR OBJET DU DÉSIR EN PSYCHANALYSE

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novembre

désir

(conférence faite en mai 2022 dans le cadre d’un séminaire sur le désir organisé par la Société Alpine de Philosophie)

 

 

Freud (1856-1939) le créateur de la psychanalyse était d’abord un médecin neurologue, ardent défenseur d’une science de l’expérimentation. Il vit à une époque où la physiologie est en plein essor (Helmholtz, Dubois-Reymond…) Aussi la question du désir en tant que mot, en tant que concept opérant, est-elle en apparence assez marginale dans la psychanalyse des débuts, et il faudra attendre Lacan pour qu’elle soit véritablement conceptualisée en tant que telle.

Ce qui apparait très vite chez Freud, c’est la notion de libido dont on va voir que ce concept n’est pas tout à fait le désir, mais une sorte de « proto-concept » de celui-ci.

Mais déjà j’ai trop, et mal dit, sur la manière dont Freud a procédé avec le désir. Il ne l’a pas conceptualisé en y réfléchissant comme le ferait Hamlet (désirer ou pas telle est la question… !) mais en le déduisant, comme Sherlock Homes, en pratiquant la méthode hypothético-déductive. La construction du désir chez Freud est à la base une affaire expérimentale et son terrain c’est la pathologie.

 

« Pourtant voilà précisément, à mon avis, la différence entre une théorie spéculative et une science bâtie sur l’interprétation et l’empirie. La dernière n’enviera pas à la spéculation le privilège d’un fondement tiré au cordeau, logiquement irréprochable, mais se contentera volontiers de conceptions fondamentales nébuleuses, évanescentes, à peine représentables, qu’elle espère pouvoir saisir plus clairement au cours de son développement (…) Ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose : ce fondement au contraire c’est l’observation seule. Ces idées ne constituent pas les fondations mais le faîte de tout l’édifice, et elles peuvent sans dommage être remplacées et enlevées. » (« Pour introduire le narcissisme » pp. 84-5, 1914)

« La psychanalyse n’est pas un système à la manière de ceux de la philosophie, qui part de quelques concepts de base rigoureusement définis, avec lesquels il tente de saisir l’univers, puis, une fois achevé, n’a plus de places pour de nouvelles découvertes et de meilleurs éléments de compréhension. Elle s’attache bien plutôt aux fats de son domaine d’activité, tente de résoudre les problèmes immédiats de l’observation, s’avance en tâtonnant sur le chemin de l’expérience, elle est toujours inachevée, toujours prête à aménager ou modifier ses doctrines. Elle supporte, aussi bien que la physique ou la chimie, que ses concepts majeurs ne soient pas clairs, que ses présupposés soient provisoires, et elle attend de son activité future une détermination plus rigoureuse de ceux-ci. » (Résultats, idées, problèmes, 1923, p.72)

 

L’AFFAIRE HYSTÉRIQUE

L’hystérie est une des grandes affaires du XIX° qui brasse à la fois des implications sexuelles, religieuses, scientifiques, théâtrales, hypnotiques, sociales et même politiques. L’hystérie tout le monde en a entendu parler et personne ne sait ce que c’est, sauf que le mot finit par se galvauder pour désigner une attitude féminine qui déplait aux hommes. Un déplaisir avant tout issu d’un sentiment de supériorité et surtout d’une incompréhension.

L’hystérie (qui n’a sans doute pas dit son dernier mot) est d’abord considérée comme une pathologie et se retrouve essentiellement à l’hôpital et dans les asiles d’aliénés. Elle est objet de quantité de traités, de manuels, d’observations où l’on tente de la cerner et d’en comprendre, moins la psychologie comme on dirait maintenant, que la physiopathologie. Charcot en fait un trouble nerveux fonctionnel sans réelle atteinte du substrat neurologique. Mais il n’en fait pas du tout comme d’aucuns, y compris parmi ses élèves, une maladie imaginaire, voire une simulation. Charcot croit en la réalité de la souffrance hystérique et n’élude pas d’en trouver la cause. Il pense en avoir en tout cas trouvé le traitement : l’hypnose, capable de faire et défaire les symptômes hystériques.

En trouver la cause, c’est là où Freud, venu perfectionner son apprentissage chez Charcot, va reprendre les choses à nouveaux frais, créant un changement majeur de paradigme : si nous sommes capables de nous déprendre de la fascination que peut engendrer chez nous la vue des hystériques, alors serait-il plus intéressant de se mettre à écouter ce qu’elles nous racontent. Moins les regarder que les écouter. C’est à ce point que Freud se détache durablement de la méthode anatomo-clinique en vogue à l’époque consistant à visualiser le symptôme à la surface du corps pour en suivre le prolongement lésionnel à l’intérieur de ce même corps. Le trouble hystérique chez Freud, apparait ainsi comme un accident de l’histoire de ces malades. Sa naissance et son développement sont en relation directe avec cette histoire. Très vite, il en tire un certain nombre de conclusions dont le souvenir et le désir sont les axes centraux.

-       Le trouble hystérique et l’expression d’un souvenir refoulé, inconscient, mais qui exerce néanmoins ses effets sur la psyché des sujets par l’intermédiaire de sa composante affective (dissociation de l’affect et de sa représentation).

-       Ce souvenir est de nature essentiellement sexuelle, en rapport avec une séduction par le père (que Freud considérera longtemps comme ayant réellement eu lieu).

-       Mais la force de ce souvenir et la puissance de son exercice malgré son refoulement, tiennent au fait que répondrait à la séduction par le père la tentation d’y céder, et la lutte interne contre cette tentation. C’est la nature inconsciente (c’est à dire non acceptée par le sujet) de ce conflit qui maintient la pérennité du trouble qui disparaitrait dès lors que le refoulement peut être levé.

-       D’où l’invention de la psychanalyse, dans un premier temps une méthode cathartique permettant la levée du refoulement et le surgissement de pensées inconscientes, permettant au sujet de se délier d’un contenu psychique qui l’entrave à son insu.

La conséquence de tout cela, c’est que l’hystérie n’est ni une malade imaginaire, ni même une malade de l’imagination mais une malade du désir d’un désir inconscient, refoulé, confiné… L’hystérique, dira Freud, souffre de réminiscences. Rapidement cette découverte, Freud l’étendra à d’autres pathologies : les obsessions, les phobies, pour déployer le vaste champ des névroses, qui ne sont rien d’autres que des maladies du désir. D’un désir dont les composantes essentielles sont l’envie d’inceste et l’envie de meurtre, ce qui sera formalisé dans l’invention du complexe d’Œdipe.

(Cette tentation de l’inceste trouve toute sa pertinence dont l’actualité contemporaine : nous les humains, avons sans cesse à nous déprendre de la tentation de l’inceste. Une tentation de l’inceste qui, comme l’a montré Lévi-Strauss est au cœur de l’organisation civilisationnelle.)

 

LA CONSTRUCTION FREUDIENNE DU DÉSIR

Bien sûr, tout cela avait besoin d’être théorisé de la part d’un Freud médecin dont la première esquisse de cette construction appelée « première topique » est l’élaboration d’une physiologie du plaisir dont le désir serait la résultante. La psyché est conçue comme un appareil amené à différer une décharge énergétique en l’ajournant dans le désir. Il y a, au cœur du système, ce que Freud appelle des pulsions (trieb) au carrefour du soma et de la psyché. Ces pulsions ne sont pas des instincts mais plutôt des poussées, sans orientations ni buts véritablement assignés ou encore des « excitations » (sur le mode de l’influx nerveux). Si Freud identifie des pulsions liées à la faim ou à la soif et plus tard à la mort, il s’intéresse avant tout aux pulsions sexuelles qui pour lui sont la structure même de l’appareil psychique et plus largement des conduites humaines qui en découlent.

Pour penser le cheminement de ces pulsions sexuelles, il invente le terme de libido. (Il reprend plus exactement ce terme pour lui donner un approfondissement que ses prédécesseurs n’avaient pas réalisé, eux qui voulaient sortir la sexualité de l’eros, terme pas assez scientifique à leur goût). Cette libido est utilisée par Freud pour décrire le parcours que la pulsion sexuelle est obligée d’accomplir pour se satisfaire à la fois dans des objets (libido d’objet) et dans le sujet (libido du moi). En terme bancaire, cette libido et conçu comme une incessante recherche d’investissements : investissements dans des objets extérieurs, mais aussi investissements internes et narcissiques. Et qui dit investissement, dit fonds propres déplacés, abandonnés, réinvestis, perdus ou gagnés, placés en totalité ou partiellement, décrivant ainsi, au sens strict, toute une économie du désir basée sur les investissements du plaisir. Un des grands exemples de la façon dont fonctionne le désir chez Freud est sa conception du rêve dont la complexité, l’absurdité ou l’irréalité apparente, signe à travers sa création chez le dormeur la réalisation d’un désir.

Cette économie, comme toute économie fonctionne sur l’acquisition d’objets. Mais ici elle ne les acquiert pas seulement, elle les construit également. Au carrefour de l’éthologie et de la physiologie, Freud s’applique à montrer comment l’humain construit et acquiert la maitrise des objets du monde et comment il va s’en saisir. Dans un de ses textes les plus connus et aussi les plus scandaleux pour l’époque « Trois essais sur la théorie de la sexualité », Freud réfléchit à la façon dont nous conquérons le monde et dont nous nous en emparons. Ramené d’abord au sein maternel, le monde est investi par l’enfant à coup de conquêtes et de renoncement, à coup d’interdits et de transgressions. Chaque objet élémentaire, le sein, les fèces, les parents, sont le jeu d’investissements et d’abandons à caractère de plus en plus métaphorique. Une métaphore à laquelle Freud donne le nom de sublimation. Sublimer c’est hisser les pulsions et en particulier les pulsions sexuelles vers des objets ou des activités en apparence non sexuels, mais souvent valorisés socialement. C’est ajourner le besoin de satisfaction immédiate de la pulsion, et c’est alors entrer dans le jeu du désir, selon l’expression de F. Dolto.

Cette construction du monde a été perçue par un certains nombres d’élèves ou d’héritiers de Freud comme l’édification d’une normalité sociale dont l’hétérosexualité adulte serait l’accomplissement, mais ce serait une erreur de réduire le jeu du désir autour de l’objet, à l’accomplissement d’une quelconque norme sociale, même s’il existe un lien étroit, comme l’avers et l’envers du pièce de monnaie, entre le refoulement au sens freudien du terme et la répression sociale quelle qu’elle soit (toute société et toute culture visent à sécréter des normes ; on l’a vu sur la question de l’inceste).

Bien qu’encore une fois, on ne puisse considérer que le terme de de désir soit central dans la pensée freudienne, ou peut cependant en désigner le schéma dans celle-ci. Le désir freudien, comme l’a montré dans son œuvre à plusieurs reprises, Derrida, est différence et différance. Il diffère, ajourne, détourne la passion de l’objet et la satisfaction de ce même objet, de sa possession immédiate. Un objet qui lui, est tissé de réminiscences et de traces de sa construction et de son élaboration. Le désir est un cheminement de pulsions dont les buts initiaux se sont perdus en route mais dont on peut retrouver des traces. Entreprendre une psychanalyse au sens freudien, c’est ainsi se lancer dans l’archéologie de ses désirs (Freud avait une passion pour l’archéologie) sans trop de peur d’avoir à faire face à des trésors cachés comme à des chausse-trappes et des pièges dont on a été captifs, toutes choses et tous objets qui nous déterminent souvent à notre insu. L’insu chez Freud, c’est ce qu’on sait depuis toujours et que l’on n’a jamais voulu reconnaitre, mais dont les traces, tels des spectres, ne cessent jamais de nous hanter. Pas plus freudien en définitive que la madeleine de Proust dont le désir met en branle tout un cheminement, toute une archéologie du souvenir, tout un monde de retrouvailles.

 

L’OBJET DE LA JOUISSANCE CHEZ LACAN

Si le terme désir n’apparait qu’incidemment chez Freud, il est en revanche central chez Lacan.

Quelques mots sur ce dernier pour comprendre les ressemblances et les différences entre Freud et lui. Contrairement à Freud qui était neurologue et versé sur la physiologie, la science émergente de son époque, Lacan, lui, vient de l’aliénisme. Il serait, avant l’heure un chantre de la séparation entre la neurologie et la psychiatrie. L’articulation psychosomatique centrale dans les premières conceptions freudiennes ne l’intéresse pas et même il en réfutera certaines thèses à plusieurs reprises. Contrairement aussi à Freud, Lacan est passionné par la folie et les champs d’exploration qu’elle autorise, que ce soit dans l’usage du langage, la fonction de la métaphore et des tropes en général ainsi que les vacillations qu’elle provoque quant à la justesse de la raison. À l’inverse aussi de Freud qui ne tenait pas la philosophie en grande estime (il considérait par exemple que Hegel était un imposteur et un paranoïaque), Lacan chemine avec les philosophes, qu’il commentera tout au long de ses séminaires, Aristote, Platon, Hegel, Spinoza, Kant, etc.,

J’oserais dire qu’avec Lacan, le désir devient l’objet central de la psychanalyse, (il y consacre un séminaire en 1958 Le désir et son interprétation) et que sa conception du désir s’arrache de celle de Freud. S’arrache parce que la conception freudienne du désir reste omniprésente dans l’œuvre de Lacan mais qu’il offre au concept une nouvelle dimension. Lacan, tout comme Freud, est clinicien et ne dédaigne pas l’observation clinique même si chez lui elle apparait souvent plus fragmentée et plus anecdotique que chez son prédécesseur. Dès le début, Lacan énonce sa phrase célèbre « L’inconscient, c’est le désir de l’autre », avec un a d’abord, après avoir constaté que chez les jeunes enfants quand l’un d’entre eux s’emparait d’un objet quelconque, tous les autres enfants se mettaient à le vouloir et même à se battre pour sa possession. Fort des séminaires de Kojève sur Hegel que Lacan avait suivi avec passion, il conceptualise l’idée d’un désir qui passe par l’autre, qui est appel à l’autre, à la reconnaissance de l’autre. Avec « le stade du miroir » un de ses articles célèbres, il montre que « je » est un autre, et que la saisie de notre image dans le miroir et avant tout une reconnaissance, mais aussi la reconnaissance d’une aliénation : ce dont nous nous saisissons dans le miroir garde une part de leurre et d’incomplétude. La phrase « l’inconscient, c’est le désir de l’Autre » avec un A, cette fois-ci veut souligner cette aporie, notre désir, c’est le désir du désir de l’autre, c’est le désir d’une reconnaissance.

On va donc trouver chez Lacan la tentative de conserver ce que Freud avait énoncé d’essentiel sur l’objet comme but de la pulsion, le désir inconscient, mais en y rajoutant la dimension essentiellement aliénante du désir en tant que quête d’une impossible reconnaissance.

Lacan pour cela va désarrimer le désir du besoin (le but de la pulsion). Pour lui l’objet élémentaire, l’objet de la pulsion chez Freud, est un objet définitivement perdu, et même non représentable, c’est un reste, mais c’est un reste « cause du désir ». On pourrait dire aussi c’est que c’est la conséquence de l’opération du sevrage. Une opération qui consiste à renoncer à un objet unique (le sein) ou à des objets élémentaires, pour les remplacer par d’autres objets diversifiés : imaginaires, réels ou symboliques, nous faisant chacun passer de la dépendance (l’inféodation absolue à un objet, comme chez le toxicomane) à l’interdépendance (l’élection d’objets multiples gardant tous une part d’insatisfaction). Cette opération du sevrage provoque un reste incomblable parce que le sevrage en tant qu’opération de substitution est incomplète : tous les objets du monde interchangeable ne vaudront jamais L’objet unique et primordial. Ce reste engendre une frustration, laquelle ensuite devient cause du désir. En ce sens, il n’y a donc de désir que grâce à l’insatisfaction provoquée par ce reste que Lacan théorisera aussi comme un manque à être.

À la dualité besoin-désir freudienne, Lacan introduit un troisième terme, celui de la demande qui est pour lui une demande d’amour, faisant écart entre le désir et le besoin, une demande d’amour vouée à l’échec, puisque selon sa formule célèbre « l’amour, c’est donner à quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». C’est en ce sens qu’il considère que la phrase « je vous désire » ne peut se résoudre que dans le fait que « je vous désire, parce que vous êtes l’objet de mon désir » et que cet « objet de mon désir » est un objet particulièrement obscur où ne vient jamais se refléter que le ou les fantasmes de l’intéressé, l’illustration imaginaire d’un objet perdu à jamais.

Enfin, Lacan au sein de cette trilogie, glisse encore une autre notion qui, elle, fait retour à ce que l’on pourrait appeler la dimension banquière de l’économie du désir chez Freud, la notion de jouissance.

À la différence de Freud qui faisait une économie du plaisir, Lacan aurait lui, tendance à faire une économie de la jouissance. La jouissance est à distinguer du plaisir. La jouissance, qui possède à la fois une connotation notariée et une connotation hédoniste (qui se retrouvent dans la notion de « possession »), est pour Lacan un au-delà du principe de plaisir. Jouir, c’est écraser (souvent fugacement) le désir et la demande sous le besoin, dans l’illusion d’une possession sans reste. Se tourner vers la jouissance, c’est combattre ce reste, cet objet a originaire du désir, c’est refuser l’idée d’une quelconque aliénation à soi-même, c’est éviter en la niant la souffrance qu’entraine l’autre dans son incapacité à vous reconnaitre en tant que tel.

Lacan revenant à Freud estimait ainsi que ce qui limitait la jouissance, c’est la castration au sens symbolique du terme, soit l’effet de la loi ; et que c’est cette même castration (dont le prototype est le sevrage) qui en limitant la jouissance promeut le désir.

(Il a également théorisé un autre type de jouissance qui serait propre aux femmes, mais que je ne développerai pas ici.)

Chez Lacan, le désir n’est donc pas seulement la résultante d’un besoin différé voire ajourné, il se heurte à une promesse basale d’inassouvissement sauf à constamment vouloir jouir de l’autre comme chez Sade. Le désir ne fait qu’effleurer l’objet, ne fait que le manquer, tourner autour. On trouve donc chez Lacan une position sisyphienne quant à la nature du désir : nous ne ferons jamais que recenser les impasses où il nous conduit et les aliénations auxquelles il nous mène. La psychanalyse ne pourrait alors que nous rendre, selon son expression, « non dupes » avec cette conséquence, comme il se plaisait à le formuler que : « les non-dupes errent… »

 

UNE ÉCOLOGIE DU DÉSIR ?

Nous sommes rentrés dans bon nombre de pays occidentaux depuis plus d’un siècle dans une société du désir dans laquelle la culture, les loisirs, le temps libre ne sont plus l’apanage d’un petit nombre de privilégiés, et au sein de laquelle les besoins de chacun sont suffisamment pris en compte pour que nous ayons du temps pour le reste. Ce reste dont parlait Lacan « cause du désir » et qui nous fait causer. Pour la psychanalyse, ce qu’on appelle le sujet, est le sujet de ses désirs, il n’y a guère de possibilités de psychanalyse dans des sociétés engluées dans le besoin où l’insécurité constante, la faim permanente, le taux de mortalité élevé en jeune âge en constituent les principales caractéristiques.

L’essor de ces sociétés du désir s’est révélé concomitant avec une invitation à consommer de plus en plus d’objets, dont la publicité promue par la société en question ne cesse de nous dire que nous en avons besoin et qu’il faut même se dépêcher de les acquérir tant la demande est forte. Logiquement cette société du désir crée donc une colère de ne pas « avoir assez » (alors que cet « avoir assez » est en réalité insatiable, puisque l’objet visé est toujours manqué), une frustration de ne pas être reconnu dans la demande à l’égard de ces objets et de la société qui les produit, et la déploration constante du manque à jouir que ce désir insatisfait provoque. Ce jeu-là est un jeu autour de l’inassouvissement, provoquant sur le plan sociétal une fuite en avant visant à accroitre la production des objets et de leur consommation et de tout ce qui conditionne et autorise cette production et cette consommation (je pense ici à l’énergie, entre autres). On peut appeler ça le capitalisme, si on vent, mais on se heurte là alors à une question de fond : le désir ne serait-il pas par essence capitaliste, surtout si l’on s’en tient à la structure banquière du désir freudien ? C’est embêtant…

Cette fuite en avant dans une production infinie d’objets que nous ne cessons de revendiquer, à l’aune des progrès de la science et de la technique, dans un monde fini, me semble poser la véritable question écologique. Une question qui est moins de savoir s’il faut construire ou non des centrales nucléaires, manger bio et développer la permaculture, que de savoir s’il ne va pas falloir s’interroger sérieusement sur les fins d’une société où le désir ne cesse de pousser à jouir, sachant que, à l’instar des toxicomanes, nous sommes conduits à déclarer qu’on ne jouit jamais assez fort, jamais assez pleinement et qu’il y a toujours moyen de jouir mieux. Ce qui provoque en conséquence un inassouvissement structurel, d’autant plus fort que la demande est plus élevée…

La sobriété n’est pas inscrite au frontispice de la société du désir, et l’ascétisme encore moins. Pour autant, tout le monde n’est pas capable de vivre comme un anachorète. Que serait le monde des arts, de la culture sans le désir et ses apories ? J’ignore si nous vivons mieux, mais nous vivons plus longtemps et en meilleur santé qu’au temps de la Révolution Française où l’espérance de vie moyenne des Français était de 39 ans et, en partie grâce aux progrès de la technique, nous sommes globalement sortis d’une société du besoin, c’est-à-dire de la survie, où l’on ignore ce que l’on va trouver sur les marchés aujourd’hui, et même si l’on va y trouver quelque chose. En tout cas, personne ne semble très désireux d’y retourner, même si les sociétés post-apocalyptiques continuent de hanter les livres de science-fiction. La guerre qui se déroule actuellement en Europe de l’Est, vient nous rappeler brutalement que la jouissance poussée au paroxysme d’une poignée d’individus est bien à même de détruire l’édifice fragile d’une société du désir s’imaginant être l’alpha et l’oméga de l’accomplissement social.

 

Alors que faire et qu’espérer, comme dirait Kant ?

J’aime à raconter cette anecdote, liée à mon enfance, de la petite voiture à essence où pour accélérer et freiner il n’y avait qu’une seule pédale. La mise en route du frein se trouvant à la fin de la course de l’accélération. Si vous avez peur de freiner, vous restez sur place ou vous vous trainez misérablement. Si vous voulez accélérer en dépassant tous vos concurrents, vous allez inéluctablement outrepasser le point crucial, freiner, vous arrêter et vous faire dépasser. Trouver le point où l’on peut avancer sans freiner se révélait terriblement délicat, voire incertain, mais pour avancer un peu, pour rester dans la course, il n’y avait pas d’autre solutions, en dehors de celle de rester au point mort… La pédale du désir.

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