Site consacré à la psychopathologie
des adolescents, des jeunes adultes et des autres...

Publication dans l'accueil / lire les autres articles

Psychopathologie du Lecteur : chapitres I à VI

22

décembre

Lecteur[1]

 

 

PSYCHOPATHOLOGIE DU LECTEUR

 

Ou :

 

La Chair de MALLARME.

 

°°°°°°°

 

Ce livre se lit-il en s’écrivant ?

…pourtant ici le narrateur ne saurait être aussi le lecteur.

 

 

°°°°°°°°°°

 

Albéric me dit avoir été fasciné, dans son adolescence, par le “Nécronomicon”, texte nécromancien écrit par “l’arabe dément Abdul Al Rhazed”.

Ce livre n’existe pas. Il a été créé, suscité, pourrait-on dire par Lovecraft, qui utilisera cette référence tout au long de son oeuvre essentiellement composée, d’ailleurs, de nouvelles. Cette référence bibliographique est toujours enchâssée au milieu d’autres dont l’existence est classique ou, pour certaines, plus probable.

Ce renvoi, par le biais de la référence à la tradition d’un livre qui n’existe pas, l’a finalement créé. Les héritiers spirituels de Lovecraft, notamment Clark-Ashton-Smith ont continué dans leur oeuvre à citer le livre jusqu’à ce que l’un deux se décide même à l’écrire. De ce dernier Albéric ne se souvient pas du nom, et n’a pas souhaité se procurer son livre : bien entendu l’auteur du Nécronomicon, ne peut être, et ne sera, à jamais, qu’Abdul Al Rhazed.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Monique est une adepte de l’autodidactisme.

Entre deux épisodes de persécution centrés sur ses avanies familiales, elle envisage “d’enrichir sa culture générale” et s’absorbe dans l’apprentissage et la lecture du dictionnaire : “comme cela, dit-elle, je saurai les choses de A à Z”.

 

 

°°°°°°°°°°

 

Abdallah n’a plus comme activité que la lecture des livres qu’il emprunte à la bibliothèque proche de son domicile ; il se repose d’un livre et en lisant un autre.

Sa lecture est ritualisée, il ne commence jamais un livre par son début, mais compulse la table des matières ou plus directement les chapitres, et débute sa lecture là où la parole du narrateur le retient. Il est rare pourtant qu’il ne “finisse” pas un livre, c’est-à-dire qu’il ne le lise pas dans son intégralité.

Aussitôt lu, le livre est rendu : “j’ai peur, dit-il, qu’il ne me pèse”.

 

Il en oublia pourtant un, une fois : “l’encre rouge”.

Le soir, au coucher, Abdallah ne peut chasser la vision d’un abattoir où l’on égorge un mouton.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le Nécronomicon est le rêve de Borges (qui a certainement lu Lovecraft), et le cauchemar de Mallarmé, qui ne l’a sûrement pas lu.

Albéric, qui les a lu tous les trois, imagine Borges inventant Lovecraft qui rendrait, dans une de ses nouvelles, la paternité du “Nécronomicon” à Mallarmé. Mais il ajoute, qu’au fond, les trois auteurs sont interchangeables, c’est le lecteur qui recréé le “Nécronomicon” en en lisant le nom, en le laissant à sa place, la plus saillante : une place vide.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le psychiatre (ayant l’air intéressé) : Et que faites-vous dans la journée ?

 

Le patient (distant et renfermé) : je lis.

 

Le psychiatre (faisant l’intrigué) : Ah oui, et que lisez-vous ?

 

Le patient (absent) : je lis des livres.

 

Le psychiatre (agacé) : oui, mais quels livres ?

 

Le patient (impatienté) : je lis les livres, tous les livres.

 

°°°°°°°°°°

 

 

On sait peu de choses du “Nécronomicon”, mais la seule que l’on sache vraiment est la seule indispensable : c’est un livre effroyable qui ne doit pas être lu. Le “Nécronomicon” est donc le fantasme du véritable lecteur : celui qui possèderait le “Nécronomicon” possèderait avant tout le-livre-qui-ne-doit-pas-être-lu. Au delà des résonnances fantastiques ou maléfiques qu’un tel ouvrage est sensé évoquer, le-livre-qui-ne-doit-pas-être-lu, représente le paradoxe le plus parfait et le plus merveilleux du lecteur. C’est ainsi que la structure même du désir est paradoxale.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

L’homme qui aime les livres est presqu’assuré de n’être pas fou, il échappe, cependant, pour une part au moins, au divin.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le lien tissé d’absence que représente et représente seulement, le “Nécronomicon”, est un lien par définition créateur puisqu’y souffle le vent du désir. Ce souffle a créé “Le nom de la Rose” où le “Nécronomicon” est un livre sur le rire attribué à Aristote.

Le génie d’Umberto Ecco est ici de transposition. En glissant de l’érudition arabe à la culture classique, il a ajouté une nouvelle preuve à l’édifice du fantastique littéraire, le rappatriant des contrées lointaines et oubliées où l’on situe toujours l’originaire, vers le présent dans sa manifestation la plus quotidienne : le rire.

Le rire devient par essence même diabolique, c’est-à-dire étymologiquement, ce qui sépare. Ajoutons que le Christ, tout comme les fous, ne rit pas.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

 

 

 

 

Le lecteur sait qu’il existe des  livres, qu’il y a toujours des livres à lire. L’idée du livre qui contiendrait tous les livres, est une idée qu’il sait impossible ou perdue. Pourtant, les religions monothéistes ou les idéologies totalitaires visent en leur mouvement même, un livre unique, après lequel il n’y aurait nul besoin d’aucun autre.

Il est facile de monter que ce genre de livre, Le livre, n’appartient aucunement au genre “livre”. Sa singularité essentielle n’autorise pas d’altérité. Pour assurer cette position, et en faire la preuve, ces systèmes de pensée ne peuvent, au plus, autoriser que des copies, c’est-à-dire des avatars décolorés et affadis du Livre.

Le fait de n’autoriser que des copies s’appelle la censure.

Il arrive même que dans un geste qui n’est paradoxal qu’en apparence, on ne permette plus l’émission que de copies ; car ce que vise tout système totalitaire est l’éviction définitive de toutes singularités. Il importe que le livre, la matrice à la fois originale et originelle soit masquée pour que l’effet de sa vérité en soit renforcée.

Plus le livre devient le-livre-qui-ne-doit-pas-être-lu, plus il renforce son pouvoir imaginaire, plus il se plie aux caprices de ceux qui s’estiment être les gardiens de sa vénérabilité.

Ce livre, caché et totalement singulier voit son action se renforcer à mesure que sa parole se fait plus légère. Sa singularité sans altérité le fait néologique, or le néologisme est un avatar de la mutité.

Les grands textes sacrés sont peut-être des textes muets…

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le livre n’est pas un outil de la communication. Il est faux de croire que le narrateur est un technicien et le lecteur le consommateur d’un produit fini. Un livre est toujours inachevé.

Le dit du livre est sa parole, c’est dire que tout livre est foncièrement équivoque.

La part singulière, réelle, du livre, est celle de ses lecteurs. Aucune lecture n’étant identique, le livre dans sa singularité n’est jamais le même.

Si je relis un livre, je sais que je relis le même titre d’un livre, mais ma lecture a changé et le livre ne devient plus le même.

Toujours, ma lecture change, plus un livre est singulier, moins il ramène à l’identique.

C’est le lecteur qui n’est pas identique à lui-même, ses goûts se transforment, son désir à obvié, son attention s’est déplacée ; il arrive même, qu’en cours de lecture, ces phénomènes se produisent : on a commencé un livre, on en a fini un autre. La richesse d’un livre est l’infini de ses lectures, la singularité du livre est la multiplicité de son propos.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Albéric qui affecte de lire tout ce qui se présente à ses yeux, a refusé, un jour de lire Guy des Cars. En feuilletant une de ses oeuvres, il est tombé, par hasard, sur la phrase suivante : “Avant de partir à la guerre, X, fit d’elle une femme”.

“Voilà, pensa-t-il, qui n’est rien d’écrit, le dépucelage d’une idiote par un gourgandin, n’a jamais fait progresser la féminité d’un pas”.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Ce sont les livres que l’on censure, mais ce sont les lecteurs que l’on interdit.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La petite Jade apprend à lire : elle épelle une à une les syllabes et

les groupes, pour former les mots plus les phrases, qu’elle répète alors d’un seul tenant. Le sens ne jaillit que de ce dernier mouvement et la laisse surprise et interloquée.

Il persiste encore chez elle une distance (temporelle) entre le moment du lire et le moment de comprendre ce qui est lu.

Pour le lecteur entraîné, cette distance n’est abolie qu’en apparence. Plus un texte est évocateur, c’est-à-dire qu’il laisse place à l’équivoque (et non à la communication) plus sa sémantique en est retardée.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Un livre est toujours inachevé. Qu’on en juge à la lecture d’un livre de nombreuses fois réédité : aux avant-propos se surajoutent les préfaces, puis les notes de lecture et les commentaires. Il arrive même que le texte initial, c’est-à-dire, en fait, celui de la première édition, apparaisse bien mince, en regard du corpus scriptural dans lequel il est inséré. C’est que le texte appelle et n’appelle rien d’autre que du texte en surcroit, ses multiples lectures l’habillent d’un sédiment de plus en plus épais. Toute relecture est toujours une strate ajoutée à la couche précédente. Le livre n’est plus le même à chaque lecture renouvelée, et pourtant pareil à la géologie, c’est ce sédiment qui définit son identité.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Il faut perdre l’idée d’une lecture qui serait neuve comme au premier matin du monde.

Jade au moment où elle apprend à lire, vit avec les livres avant même qu’elle ne sache les lire, parce que ses parents en possèdent, mais surtout parce qu’avant la lecture, elle avait des livres en mains ; livres qu’elle avait lu parce qu’ils lui ont été lus.

Apprendre à lire, pour elle, n’est que la mise en route d’une fonction, l’épreuve de sa gymnastique et de sa maniabilité. Le plaisir du texte préexiste déjà, mais l’origine de ce plaisir est sans date. Ainsi Jade n’apprend-elle pas à lire, mais apprend la lecture.

 

 

°°°°°°°°°°

 

Inversement, André, convie ses étudiants à vérifier dans “Les mémoires d’un névropathe” du Président Schreber l’hypothèse lacanienne selon laquelle il s’agirait d’un texte sans métaphore. Il ajoute, envers les indécis : “il n’est jamais trop tard pour apprendre à lire”.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le livre absolu, aussi bien le “Nécronomicon” que celui mis à l’index d’un quelconque pouvoir totalitaire est situé à une place impossible : celle où le miracle de la conjugaison du savoir et de la vérité, se produirait enfin.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

 

 

Il arrive que j’ouvre un livre en quête d’un savoir, il arrive alors qu’il ne me laisse que (quelques) vérités.

Le savoir et la vérité sont comme les deux faces d’une pièce de monnaie qui s’échange de moins en moins : je ne suis jamais sûr de la face qui me sera tendue. Il en va ainsi du livre, parfois a-t-il en plus, la politesse, comme dans l’exemple di-dessus, de me laisser quelqu’indication sur la voie (c’est-à-dire d’autres livres) où ma quête de savoir peut continuer.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Tout livre n’offre sa singularité qu’a renvoyer incessamment à d’autres livres. Le lecteur qui achève un livre n’en a jamais tout à fait terminé sa lecture, elle le conduit aux autres livres auquel le premier est connecté.

Aussi bien ce premier livre n’est-il jamais vraiment le premier même si c’est celui qui (idéalement) inaugurerait la lecture.

On voit ainsi qu’un texte, aussi long soit-il, n’est jamais que l’analogon parfait du mot du dictionnaire dont le sens renvoie à tous les autres mots de la langue. Le signifié du verbe ne cesse infiniment de se dérober. Si la capture se produit, elle n’est que momentanée, elle n’est assignable qu’à une temporalité donnée.

Aussi est-il juste de dire : «j’ai lu “L’étranger” de Camus à 15 ans».

C’est ainsi qu’un livre ne vit sa vie de livre que dans le temps d’un lecteur donné.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Les échanges verbaux sur les livres ne livrent presque jamais de savoir et guère de connaissances, ils prolongent leur lecture, certes, mais ont surtout pour but de faire circuler le plaisir du texte.

Car enfin la lecture quand elle n’est pas paranoïaque, comme celle de Jorge le bibliothécaire du “Nom de la rose”, est avant tout un plaisir intimement prosélyte. C’est en cela que le livre est, entre autre, un “objet” médiatique : s’il communique peu, il ouvre à la communication.

Les livres dont on dit qu’ils sont “décisifs” pour leur époque, ou encore qu’ils marquent “un tournant dans la civilisation”, ne le sont presque jamais à l’égard de leur contenu (toujours évanescent), mais parce qu’ils sont rassembleurs d’un groupement humain dont la conjugaison ne se fait que de la proclamation de leurs lectures. Il advient fréquemment par la suite que d’autres hommes s’adjoignent au groupe de base au nom même de la référence proclamée. Ainsi y-a-t-il des “communistes” qui n’ont jamais lu un traitre mot du matérialisme dialectique.

Tout est en place, alors, pour que les textes soient sacralisés et le livre devienne le livre absolu. Le livre lui-même peut alors cesser de vivre, ses effets ne feront plus que se renforcer.

A l’instar de Cavanna et de ses défuntes chroniques dans “Charlie-Hebdo”, il y a des gens qui parlent, fort bien, de livres qu’ils n’ont jamais lus. Ils en ont “entendu causer” et cela leur suffit.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Pour Albéric, les paroles de la chanson de Gérad Manset :

 

         “c’est ainsi que les hommes meurent

         et que leur parfum au loin demeurent”

 

transposées des vers d’Aragon :

 

         “c’est ainsi que les hommes vivent

         et que leurs parfums au loin les suivent”

 

incarnent exactement ce en quoi, pour lui, le livre est humain.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La lecture est un appétit, c’est dire que dans son extrême, c’est souvent l’injonction d’une faim : on “dévore” ou on “avale” les livres, on en a la “fringale”…

En réalité, c’est tout le cycle digestif que célèbre le désir du lecteur. Une fois lus, les livres “pèsent” à Abdallah ; pour d’autres, au contraire, ils sont précieusement gardés par devers soi, scupuleusement répertoriés dans les rayonnages de la bibliothèque et prêtés avec parcimonie.

Chez Gérard ou Albéric, les livres mangent l’espace vital, mais aussi toute surface plane : tables, chaises, planchers…

Pour ceux-là, la chair endormie des livres prolifère aux dépends de l’air entourant leurs lecteurs.

°°°°°°°°°°

 

 

 

Séméiologie du confort oral : Jacques a dans son bureau une nature morte représentant une pipe, une tabatière ouverte et un livre posé sur la tranche…

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Pour Albéric, le livre et son désir s’encadrent dans la porte par où la mère s’est absentée. Et les pages se tournent et s’égrainent sur fond de maladies, celles de l’enfance.

Petit,  la mère d’Albéric ne pouvait rester au chevet de son fils malade ; c’est là du moins ce que le souvenir lui dépose.

Les premiers jours de la maladie, ceux où la fièvre ne laisse transparaître qu’une rêverie floue et éffilochée, la porte de la chambre se refermait sur un grand pot de jus de fruit et sur les espoirs d’une après-midi rapide.

Mais les jours suivants, le pot de jus de fruit trônait sur les livres ; c’est ainsi que, pour Albéric, le droit à la maladie devient celui de lire des après-midi entières hors des tâches scolaires et des contraintes du temps.

Le livre eut donc avant tout cette fonction d’échapper à une absence et d’éviter l’ennui des rêveries mornes et indiscernables. Le désir de lire d’Albéric rencontrait ainsi le propre désir de sa mère qu’elle lui “échangeait” en quelque sorte contre son absence ; car jamais, ni elle, ni d’ailleurs son père, n’avaient renaclé à lui procurer des livres.

Ce n’est qu’alors qu’a pu se constituer ce qui est véritablement le plaisir de lire d’Albéric : un bien-être lié au renouveau de la convalescence, au confort d’une lecture,  allongé, calé entre les oreillers, la jouissance, enfin, du grand vide d’une après-midi entièrement consacrée à cette tâche : lire.

Albéric avait transformé une absence, en temps libre, la lecture instaurant la cérémonie luxueuse du temps libre. Luxe d’autant plus grand qu’il consacrait l’échappement à l’obligé (la contrainte scolaire), l’acceptation de l’absence et de la maladie pourvu que ce droit ultime, lire, lui soit laissé… La lecture devient sa façon de fuguer, de répondre coup par coup au désir maternel : lire et s’absenter.

 

 

°°°°°°°°°°

C’est alors qu’Albéric sombra dans une autre maladie, absente des traités médicaux classiques et que l’on peut nommer : dépeuplement.

Dès qu’il avait cédé le plus hâtivement possible aux contraintes familiales et scolaires, c’est-à-dire au besoin et à l’exigence imparable, Albéric fuguait. Puis, la fugue devient de plus en plus impérieuse, il lisait en classe, sous le pupitre, il creusait dans la vie familiale, du temps libre. Bientôt il y eut entre lui même et la vie des autres l’écran du livre.

Il lisait à midi dans l’inter-classe, le soir au coucher, les dimanches de pluie sur son lit, des dimanches de soleil à la campagne, il lisait à la plage l’été ;  il lui fut impossible de ne pas avoir toujours un livre par devers lui, il lui fut impossible de ne pas avoir plusieurs livres d’avance, tout lieu d’une quelconque villégiature impliquait une provision et un complément déniché sur place.

L’absence des autres et d’amis notamment ne se laissait que très partiellement entrevoir, tant le livre, un autre livre, le prochain livre règlerait la difficulté.

Ce n’est pas qu’Albéric vivait dans un autre monde, un espace radicalement étranger et fermé au regard d’autrui, il avait des parents, quelques amis, des professeurs et des camarades de classe, il était au milieu d’eux et avec eux, c’est simplement que l’essentiel ou l’important était ailleurs.

 

 

°°°°°°°°°°

 

Plus tard, quand Albéric a commencé à guérir du dépeuplement, Gérard dit devant lui, cette phrase qui, alors et seulement alors, le fit rire, comme l’on rit de soi-même et du ridicule de sa situation : «je ne vois pas pourquoi il faudrait sacrifier aux mondanités (auxquelles sa profession l’invitait) alors qu’on peut passer la soirée chez soi en compagnie de Borges ou de Mallarmé».

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

L’inachèvement intrinsèque du livre a créé un genre redoutable : la préface.

Il est curieux de noter que cet exercice de style ne s’insère jamais vraiment dans l’ouvrage à sa juste place, celle d’une post-face qui elle, est beaucoup plus rare.

En effet, presque dans tous les cas, cet écrit est postérieur à l’ouvrage qu’il veut précéder. Or, la préface est généralement immodeste dans la position où elle est insérée. Outre la rivalité triomphante et presqu’inévitable qu’elle sécrète chez le lecteur (“j’ai lu ce livre avant vous”) elle prend la plupart du temps le lecteur pour un imbécile. Sous prétexte de s’adresser à un profane, instaurant l’idée stupide d’une hiérarchie des lecteurs entre ceux dont c’est le métier et ceux qui ne pratiquent que de façon occasionnelle (tendance très commune dans les livres dit “de poche” auxquels cet appendice est presque obligatoire), elle insère entre le texte du narrateur (celui pour lequel le livre a été acquis) et le désir du lecteur, un obstacle parfaitement superflu quand on sait qu’il ne s’agit, la plupart du temps, que d’un complément poussif et besogneux à la jouissance textuelle du préfacier. Mais plus grave encore est cette pièce accablante à verser au dossier de l’accusation instruite contre le préfacier : il déflore le sujet (dans toute l’acceptation que l’on voudra bien donner à ce terme).

Il est de bonnes et de grandes âmes pour affirmer que l’argument d’un livre est l’élément de celui-ci qui a l’intérêt le plus réduit.

Rien n’est plus faux. Ces âmes là pérennisent l’idée d’une dualité classique entre forme et fond, argument et procédé stylistique. Cette dualité dont l’Occident est si fier (corps et âme en constituent un autre avatar) ne résiste pas longtemps à une quelconque analyse.

C’est oublier que tout livre est aussi, et c’est là l’essence du plaisir du texte, la mise en scène de son propos et de son énonciation. S’il existe un style de Flaubert, ce dernier change de procédé stylistique entre “L’éducation sentimentale” et “Madame Bovary” parce que l’argument n’est pas le même, parce que probablement aussi, la place que l’auteur occupe à l’égard de tel ou tel de ses personnages n’est jamais semblable.

Le style est donc exactement ce en quoi la distinction forme-fond est insoutenable en tant que procédé critique.

Le livre réussi, c’est-à-dire celui qui sécrète le plaisir du lecteur, est le lieu du langage où l’énonciation devient une forme de l’énoncé.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le livre pour Albéric devint l’antidote à la fatigue.

La fatigue, pour les gens, n’est que trop perçue comme une sorte de rançon de l’exercice musculaire, la marque sur le corps d’un travail forcé.

Mais la fatigue est aussi, et surtout, la fatigue des autres, du poids reçu de leur parole, de leurs désirs ou de leurs demandes, de leurs contraintes ou de leurs exigences ; la fatigue est le reflet de la charge sociale que l’individu assure dans sa rencontre avec son semblable.

“Je suis fatigué” veut dire : «que l’autre me laisse une peu», c’est l’exigence que manifeste notre désir quand il a été oublié.

Ainsi la fatigue réclame une absence à l’autre ou plutôt elle l’implore.

Il est donc curieux que le livre représente pour Albéric, l’antidote à cette fatigue. Car le livre ouvre à profusion, la rencontre des autres : on suit grâce à lui les souffrances et les destins de milliers d’êtres qui vivent, s’agitent, se fatiguent et meurent.

En effet, l’antidote d’Albéric, témoigne qu’avec l’autre rien ne se finit jamais. Même au coeur de la fatigue, de cette fatigue de l’autre, Albéric aspire encore et encore à le rencontrer.

Pourtant, pour lui, l’autre des livres s’appréhende sans fatigue, tellement sans fatigue qu’il guérit de la fatigue de l’autre.

Ainsi pour Albéric le livre est-il devenu le moyen privilégié et formidable de rencontrer l’autre sans fatigue.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Tout livre nous fait rencontrer l’autre, les autres, des autres, et un livre qui n’aurait pas cette fonction serait pratiquement illisible. Des livres de cette espèce, (on devrait dire des écrits plus que des livres), il n’en existe que fort peu, à quoi bon des livres illisibles ? Il s’agit d’objet-livres qui n’ont qu’une apparence matérielle : pagination, préfaces à la rigueur, et mots imprimés, mais qui n’appellent pas le lecteur qu’ils placent dans la situation du simple curieux ou, au plus, du savant qui l’inscrit comme objet de son exploration.

Les “mémoires du Président Schreber” constituent un élément de cette espèce.

Cet ouvrage est tenu par l’histoire (et la psychiatrie) comme le récit du délire d’un fou. On n’y trouvera pas de phrases incorrectes d’un point de vue syntaxique, ni même d’incohérences grammaticales notoires, simplement le lecteur n’y a pas sa place, tout au plus peut-il la trouver comme simple spectateur d’une histoire qui se déroule sans lui, en dehors de lui.

Il n’y a pas de lieu dans cet écrit où le lecteur puisse rencontrer quelqu’un ne serait-ce qu’un auteur.

 

“Les mémoires d’un névropathe” soulignent, lu par défaut, qu’un livre n’est jamais un spectacle en lui-même et qu’un lecteur n’est jamais seulement un spectateur. Dans le livre, il a sa place réservée, on lui parle, il s’irrite, s’enthousiasme, pleure ou rit, critique ou approuve, mais enfin le livre s’adresse à lui, lecteur. Sa place est toujours là, présente, réservée. Le livre achevé, il y est encore d’une certaine manière, il reste cet adolescent qui a lu “L’étranger” à 15 ans,  cet homme  qui lisait “Belle du Seigneur” à 30 ans.

Plénitude de l’offrande que représente le livre sans réciprocité obligée, ni hésitation possible.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le fou est infatigable, son exaltation est même le plus sûr indice de sa folie.

 

 

­­­­­­­­­°°°°°°°°°°

 

 

S’il y avait des livres qui soient la parole de Dieu, c’est-à-dire si Dieu adressait vraiment vers nous sa parole, si ceux qui l’ont accueillie et inscrite dans des livres, n’avaient été que de simples scribes, tout au plus des secrétaires, alors il faudrait que de Dieu se manifeste une essentielle humanité car il n’est rien de plus humain, de trop humain que la parole.

Si Dieu, donc, se met à parler, il faut qu’il révèle un être de langage.

Etre un être de langage pour Dieu signifie que sa parole se creuse d’un vide au moins : la place que l’homme va occuper.

Il faut donc pour que Dieu parle, qu’il accepte de se mettre à parler, que le manque vienne se manifester à lui sous la forme du manque de présence de l’homme, il faut que l’homme manque à Dieu.

Il faudrait de la sorte que dans son infinité, se dresse la finitude de l’homme.

Mais ce faisant, il devrait ne devenir qu’un homme et accepter la perte de cette qualité : être Dieu. Alors et alors seulement, à partir de cette part de parole qu’Il va partager avec l’homme, Il pourrait parler, et accepter même de manifester à ce qui lui serait répondu.

C’est pourquoi Dieu n’a rien à dire, et la parole du fou silencieuse.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Avec l’apprentissage de la lecture, le monde devient pour Jade, un monde écrit, les choses ne révèlent plus seulement leur image mais, d’une certaine façon, se mettent à tenir un langage. Tout et surtout l’anodin se met à parler : boîte de chocolat du petit déjeuner, ensemble des boutiques, panneaux indicateurs routiers. Le beurre cesse d’être la simple marque de lui-même pour devenir selon le cas “fermier” ou “pasteurisé”, la route n’est plus seulement une route, mais la route de Lyon ou de Sisteron. Il est intéressant de saisir ce moment pourtant indatable où le monde indique sa direction ; ce n’est plus seulement le monde indiqué (par les parents, les éducateurs) mais le monde qui montre, celui qui se met à délivrer sa direction.

Il faut imaginer ce passage miraculeux d’un monde où l’on passe de la vision des choses à leur lecture.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Il est remarquable de constater qu’au moment d’entrer dans la folie, pour certains êtres du moins, le monde acquiert brutalement, avec une violence d’ailleurs à peine imaginable, un surcroît de lisibilité. Ce qui est rapporté alors, c’est la monstrueuse précision des choses qui se mettent dans leur ensemble à parler ou mieux : à indiquer. Bien souvent s’ensuit une phase de perplexité, un “temps pour comprendre”, car le sujet sait les indications avant de connaître ce qui est indiqué. Ce qui lui revient, c’est l’énonciation formelle, fulgurante du monde avant même qu’il en perçoive l’énoncé. Le monde se déploie pour lui, comme un livre qui n’aurait qu’un lecteur, un livre dont l’adresse toute entière serait tendue vers lui.

Ce qui est manifesté ici, c’est que le lecteur est en même temps narrateur, et c’est cette ignorance même qui constitue la folie.

Ainsi l’idée d’un livre qui s’écrirait dans le même temps que se déroulerait sa lecture, est peut-être une idée folle, il y a toujours un décalage entre la narration, l’écriture et le lire pour la même raison que quand je relis un livre, ma relecture n’est jamais rien qu’une autre lecture (il n’existe évidemment pas de  “méta-lecture”.

Il peut nous arriver parfois d’écrire des fragments ou des moments du monde, tout au moins d’inscrire des mots sur des choses, c’est-à-dire de leur procurer une destination, mais cette écriture est toujours destinée à la lecture d’un autre, fut-il un autre nous-même.

°°°°°°°°°°

 

 

Dieu serait-il celui qui lit le monde en même temps qu’il l’écrit ? Serait-ce celui qui ne cesse d’inscrire des destinations qui l’indiquent ? A quoi bon pourtant s’envoyer des lettres à son adresse ? Si Dieu ne parle pas et il ne peut pas parler, la lecture ou l’écriture du monde ne le concerne pas plus, ou alors Dieu serait fatigué du monde.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Le dépeuplement dont parle Albéric n’est bien sûr qu’apparent. On pourrait dire qu’il lui est externe et que par un système de vase communiquant, il s’accompagne d’un repeuplement interne ou intérieur. Ce dépeuplement, ce racornissement moins de son être à l’autre que de sa présence à l’autre, est peut-être identique à ce que la science a rencontré à une époque du mouvement de son histoire et que l’on a nommé : “le désenchantement du monde”.

Ici comme là, il s’agit d’une déception. Déception de ne pas trouver le monde tel qu’il devrait être mais surtout perception d’une résistance : celle de la science face au réel qui à mesure qu’elle le symbolise, le déplace ; celle de l’autre pour Albéric qui ne se “livre” pas et que l’on atteint jamais suffisamment. Cette résistance humaine, terriblement humaine, manifeste l’échec de ce que serait une compréhension. Peut-être faut-il s’arrêter ici au fait que la question de la compréhension, de l’être compris, s’installe chez Albéric au seuil de l’adolescence et que d’une façon générale “l’incompris” est toujours l’adolescent, j’ajouterai : ce qui reste d’adolescent en nous.

Pour Albéric la résistance humaine s’est trouvée contournée par la lecture, le livre lui apparaissant un temps comme le lieu même de la compréhension. Le livre est pour lui le possible réenchantement du monde.

L’incompris manifeste un regret actif, parfois armé, où la résistance humaine est interprétée comme un refus de l’autre à se faire notre semblable. Il y a dans l’incompréhension un refus féroce de toute futilité, l’incompris est un être grave (et lourd) pour lequel l’autre est méprisé de n’être pas dans une essentielle gravité. L’incompris transfère sur autrui (et lui en impute la faute) la découverte que le langage résiste à la communication.
La compréhension qui ignore la résistance humaine, la résistance à communiquer que l’on déplore dans toute relation humaine, vise une effusion à l’autre et de l’autre : une rencontre sans fard ni réticence où le regard serait enfin débarrassé du langage, là où l’enchantement du monde coïnciderait avec le regard jeté sur son premier matin.

Mais le livre n’est nullement cela, et même : en aucun cas.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La révolution psychanalytique a commencé du jour où Freud a cessé de regarder les hystériques, (toute la tradition française culminant avec Charcot s’est acharnée à les décrire), pour les lire, le symptôme hystérique cessant par là même d’être une image mais un texte.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La “compréhension” des êtres est par définition, l’extrême limite de toute relation humaine au delà de laquelle intervient l’intrusion de l’autre.

C’est un phénomène parfaitement décrit dans la folie et connu des aliénistes sous le nom d’ “automatisme mental”. Le sujet s’aperçoit que ses pensées, ses intentions sont définies, ses actes commentés, que l’autre s’insère au plus secret de son idéation à l’instant même où elle surgit. Les raisons de cette intrusion restent le plus souvent obscures pour le malade qui les attribuent pourtant fréquemment à une rencontre manquée : un autre cependant, lit dans ses pensées.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Amandine erre depuis plusieurs années déjà à la recherche de quelqu’un susceptible de la “débrancher” : annonces dans “Libération”, consultations auprès de psychiatres ou de psychanalystes, hospitalisations dans des cliniques psychiatriques, visite à des mages et des voyants, rencontre avec des praticiens de l’hypnose, rien n’y fait.

C’est alors qu’elle est une (brillante) étudiante en philosophie, que tout a commencé. Elle rencontre sur le campus de son université, un jeune homme, Hermès, en compagnie duquel et avec une autre amie, elle fumera du Haschich. Hermès exerce une profession floue, est doté d’un passé incertain et profite d’un hébergement en contrepartie duquel il ouvre à ses hôtes les portes d’un paradis artificiel.

Paradis est ici le mot exact, car Amandine va vivre avec ses deux compagnons quelques mois inoubliables. Petit à petit s’installe avec Hermès une relation dans laquelle le langage s’abolit parce qu’il devient inutile. Amandine vit alors la facilité d’une compréhension parfaite : il n’est plus nécessaire de signaler à l’autre son désir d’aller au cinéma, ni même de discuter sur le  choix du film puisqu’un simple regard suffit à l’accord commun, et il en va de même pour tous les gestes de la vie quotidienne ; l’acte humain s’est détaché du langage.

Il semble qu’au début, l’effusion n’est durée que le temps que les effluves de Haschich se dissipent, mais progressivement cette communication qu’Amandine nomme “télépathique” devient permanente, et son exaltation abolit la Faculté, ses condisciples et sa famille.

Un beau jour Hermès disparaît comme il est venu, et au contraire de s’estomper, le lien télépathique avec lui ne fait que se renforcer. Mieux : l’absence physique d’Hermès, ce qui le fait échapper au regard, restitue à Amandine les éléments d’un langage auquel elle était jusque là restée insensible, tant elle vivait sous la primauté de ce même regard.

Hermès disparu, sa parole se fait de plomb : ironique, insidieuse puis insultante et futile. Il lit, comme il l’avait toujours fait jusque là, dans les pensées d’Amandine, et les influence, il l’exhorte à se prostituer, à interrompre ses études, à le rejoindre dans un pays étranger….

Pour Amandine, aussi, s’instaure un dépeuplement mais surtout une pétrification du monde : un ancien amant retrouvé est devenu fade, la philosophie lui apparaît vide de sens et de contenu, alors que, très jeune, elle s’était sentie attirée vers elle. Elle retourne dans sa famille et s’isole encore plus. Incessamment Hermès se manifeste, aussi passe-t-elle des heures à tenter de le convaincre télépathiquement de cesser son influence.

Au fil du temps, le langage d’Hermès se fait moins précis, plus allusif, il ne se manifeste plus que par quelques mots, quelques lambeaux de phrases tronquées.

Tout cela finit par ne devenir que du bruit.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

 

 

 

Pour Albéric, l’élection du livre comme paravent ou comme terre d’asile face au monde est aussi un choix positif : le parti pris du langage en tant justement qu’il résiste à la communication et participe de l’évocation.

On peut fabriquer des labyrinthes avec des jeux et des effets de miroirs judicieusement placés (Borges le fait dans une grande partie de son œuvre), et celui qui entre dans cette sorte de labyrinthe est leurré par des reflets.

On peut aussi fabriquer un labyrinthe avec un livre et affirmer même que le livre est par excellence le labyrinthe, c’est là d’ailleurs la ténébreuse réussite du “Nom de la rose” qui met en scène le livre dans sa fonction essentiellement labyrinthique.

C’est le phénomène d’évocation qui crée le labyrinthe au sens que le lecteur, au sein de la place que lui offre tout livre, est intronisé comme promeneur, dont la consigne est toujours : « à lui de s’y perdre ».

La résistance à la communication qui se dissout dans l’évocation c’est la non-univocité de la représentation, et je ne vois guère que la musique pour pousser les choses à un tel paroxysme.

La non-univocité de la représentation signifie qu’une multitude de regards est toujours possible et que paradoxalement c’est la force du style de regard de l’auteur qui crée chez le lecteur l’infinité possible de sa représentation.

Voilà pourquoi le cinéma lorsqu’il adapte un livre, c’est-à-dire lorsqu’il en force comme par effraction la représentation, n’assure sa réussite que sur les “mauvais” livres : ceux que l’on n’a pas aimés. Voilà aussi pourquoi quand un livre est avant tout un travail de langue, un jeu du langage (Proust, San-Antonio…) son adaptation cinématographique est si décevante.

L’argument d’un livre n’est jamais un scénario.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Relire c’est toujours refaire la promenade et à l’instar de la nature, si le circuit pédestre est le même, par exemple, un sentier de grande randonnée ou un chemin familier qu’on parcourt quotidiennement, la balade est toujours différente selon qu’il pleuve ou que le soleil y fuse, selon la saison, l’heure du jour, la réfraction de l’air…

Ainsi on entre à nouveau dans le labyrinthe et l’on croit connaître la route, se rappeler de tel ou tel moment de la vie du héros ou encore telle description à point nommé, on croit savoir aussi la sortie, percevoir tel évènement majeur de la trame du récit qui en obvie soudainement le cours et toujours on se découvre surpris, défait, hésitant : on croyait connaître Stavroguine, on rencontre Chatov, on croyait trouver la délectation morose, on découvre l’ironie du propos… Le fil d’Ariane du texte révèle ainsi sa ténuité, son dédoublement, les scintillements multiples qu’il prend selon l’humeur du temps, les âges de la lecture ; on s’approprie la phrase universelle de Valéry selon laquelle “les mots sont comme les passerelles jetées sur le vide qui souffrent le passage mais point la station”.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Qui peut oser représenter le monde qu’il y a du côté de chez Swann ?

On adapte Proust à l’écran, le ferait-on du Zarathoustra de Nietzsche ? Ici, vraiment seule la transcription musicale (Strauss) était possible, peut-être par cette vertu que la musique propulse à son acmé : la carence d’une certaine représentation.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Pourquoi le livre est-il d’essence labyrinthique ?

Parce que l’on s’y perd, parce qu’il ne représente pas seulement. Parce qu’il ne dit pas. Non qu’un livre n’ait rien à dire, mais plutôt parce qu’il ne dit pas seulement. Il manifeste autrement qu’il dit, il évoque par ce qu’il tait, par ce en quoi même il ne dit pas. Les reflets que l’on utilise dans les jeux des miroirs, ce qui perd ou ce qui leurre, dans le livre ce sont les tropes. “Le traité des tropes” est avant tout une fabrication de labyrinthes. Quand on ne peut plus dire, on évoque, on ouvre un sentier faiblement balisé où l’auteur n’est pas sûr que le lecteur y trouve son chemin, et c’est en cela que le livre est aussi un lieu où se perdre. Aucun opérateur de la communication ne peut rien dire de la phrase d’Eluard (Char ?) selon laquelle “la lucidité est la blessure la plus proche du soleil”.

Puis-je dire après cela, moi lecteur, quoique ce soit de cette définition ? C’est pourtant au moment où j’accepte de taire, que je commence à connaître la lucidité. Il faudrait écrire, ici, à reconnaître, car pour que la phrase se taise au moment où elle commence à me parler, il faut déjà que j’aie entrevu quelqu’impression de ce que serait la lucidité, mais que bien entendu je ne puisse pas le dire, à moins d’avoir appris une définition de dictionnaire.

Ce que je vais donc considérer c’est moins le dire, que ses échos.

Pour pouvoir prêter l’oreille aux échos du dit, il faut que l’auteur quitte la grand-route où nous cheminons avec lui et nous montre au loin, à l’horizon, le point à peine perceptible où le rejoindre, balayant d’un même geste l’étendu autour de lui afin que, nous lecteur, nous sachions qu’il y a par là une passe où se faufiler.

Cette passe, il nous est demandé de la trouver, seul. Il n’y a plus ici la parole du guide mais seulement ses échos. Le paysage dans lequel nous nous avançons d’abord n’est plus vraiment celui désigné par le guide et il faut accepter fermement ce moment que ce paysage est le nôtre, notre monde à nous : pour entendre la lucidité, il faut appeler en nous comme à notre secours, les échos que notre mémoire veut bien laisser surgir des blessures et du soleil. De cela, rien non plus ne peut être vraiment dit, seulement distingué au loin. Se produit alors ce moment privilégié que le livre permet, quand pour un instant, l’auteur est perdu et où, chez le lecteur, résonnent à la fois les échos du narrateur et ceux de sa mémoire. C’est là ce qu’on peut appeler ineffable, et ce sont là les accès qui nous y conduisent.

Après cette traversée, il est probable que de la lucidité, je ne dirai guère plus ou alors laborieusement, mais de la taire je gagne de l’avoir rencontrée, d’avoir senti et seulement à cet instant, sa brûlure que je n’ai fait, alors je ne la connaissais pas de cette sorte, que reconnaître. Si elle ne s’était pas un jour de quelque manière mêlée et accrochée à l’écheveau des souffrances et de la chaleur (quand ? où ? jamais je ne le saurais), il m’eût été parfaitement impossible d’en ressentir le moindre appel.

 

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Il est des auteurs dont il arrive que l’on dise : “je n’y ai rien compris“.

Ce n’est pas seulement la paresse de la lecture qu’il faut alors incriminer, mais plutôt percevoir que celui qui n’a pas compris, qui se plaint de son incompréhension avec, en général, cette note de fierté dans le propos renvoyant l’auteur à sa propre incompréhension, se plaint d’un manque à savoir. Serait illisible celui qui n’apprendrait rien, et il y a là la formidable méprise de celui pour qui la lecture ouvrirait nécessairement la voie du savoir, et pour qui la fonction du livre serait de communiquer un savoir toujours d’essence cumulative. Pour ceux-là le livre s’inscrit dans une organisation économique où en échange du prix d’achat (ou de location) du livre, le lecteur se croit en droit de recevoir un certain service : la lecture achevée, il a obtenu un “en plus”, fut-ce même le sentiment d’être un peu plus “cultivé”.

Pour les autres (qui peuvent être les mêmes à un autre moment) le livre est moins le lieu d’un échange obligé que celui d’un partage éventuel. Pour ceux-ci la lecture est à risque : celui de la déception, du désintérêt, de la fatigue, bref celui de la rencontre manquée.

Le cadeau d’un écrivain est toujours celui de son monde intérieur, de cette partie de lui-même qui se révèle à sa propre connaissance parce que sa voix la porte à un autre, son supposé lecteur. Si rencontre, il doit y avoir, elle se produit à quelque distance de l’auteur comme de celui qui le lit. Peut-être le mystère de cette rencontre tient-il au fait qu’ils ne se connaîtront jamais : rares sont les auteurs qui écrivent pour un lecteur donné, rares sont les lecteurs conduits à côtoyer le narrateur.

Au fond, chacun des protagonistes ne sait rien de l’autre. Le livre permet ainsi toute une circulation parallèle non du savoir mais de la rencontre avec l’autre.

Un livre peut nous parler de la rencontre de l’auteur avec un être mort il y a des siècles, et y convoquer de la même façon ses lecteurs sans que l’altération du temps n’affecte en quoi que ce soit sa fraîcheur : le tout pour chacun est de risquer un pas de côté, ce pas qui annihile justement toute velléité de compréhension.

 

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Pourquoi le lecteur est-il le plus souvent déçu lorsqu’il lui advient de rencontrer, dans la réalité, un auteur qui lui importe ?

Pour la seule raison que le lieu de la rencontre n’est plus le même. Si les circulations de l’échange sont parallèles, il se peut que, comme de juste, les cercles ne se croisent pas. Dans la rencontre littéraire, le lieu est créé par la voix du donateur et le pas de côté de celui qui l’écoute. Ce faisant, un bon écoutant est toujours sensible à un canon possédant au moins deux voix, l’une de ces voix étant toujours la sienne ou plus sûrement une des siennes, et ceci implique une sorte de silence. Mais il faut aussi que la voix de l’auteur retentisse. Les raisons pour lesquelles elle se met à parler nous sont presque toujours inconnues, rien n’indique d’ailleurs que sa voix ne se sente pas obligée de parler. Mais les rencontres avec l’auteur, celles qui se produisent après le débat, une émission ou plus fortuitement encore, impliquent une présence corporelle qui étouffe parfois la voix littéraire.

Le lecteur s’intéresse alors (pour “s’y retrouver”), au mode de vie, aux goûts et choix de l’écrivain, à des manifestations fortuites et souvent connexes de celui qui écrit ; souvent, on s’aperçoit alors, que le personnage rencontré n’est en définitive pas le même que celui qui écrit ou même que cette rencontre avec le littérateur ne nous apprend rien au sens qu’elle ne nous dit rien de plus.

Il est parfois frappant de constater que les proches d’un écrivain que l’on admire, ne l’aiment pas de la même façon que nous : c’est qu’ils l’aiment lui comme homme, parent ou ami et que son œuvre même si elle entre pour quelque part dans leur amour n’est par rapport à lui, que seconde.,

Ainsi en va-t-il des exécuteurs testamentaires du Grand Homme. L’histoire abonde de sœurs ou d’enfants qui camouflent, dissimulent, altèrent les héritages littéraires dont ils sont les dépositaires. Il est, finalement difficile de leur en tenir rigueur : l’héritage reçu ne provient pas du même personnage que le nôtre.

 

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Avant que sa voix n’écrive, l’écrivain est un lecteur. On l’aime (ou le déteste) parce qu’il nous lit le monde.  La lecture s’impose avant tout comme le deuil majeur : celui de la transparence du réel.

La réalité littéraire n’a rien de spécifique : elle n’est qu’une réalité parmi d’autre, une lecture possible du monde. Les harmonies que déploie la réalité de l’écrivain rencontrant la réalité du lecteur, c’est cela lire : entendre le réel avec la voix de l’autre.

L’écrivain choisit de narrer une réalité, sans doute la plus intime, sans doute celle qui lui coûte le plus. En cela, cette réalité n’est pas forcément la plus mondaine dans la mesure où pour lire le monde, il lui faut, à lui aussi, l’écart nécessaire d’avec le monde.

Notre rencontre avec l’écrivain est alors souvent manquée, cette rencontre réelle, factuelle, s’inscrit dans le monde de l’écrivain et dans ce qu’il a de plus trivial : une réalité subie plus que lue, des circonstances familiales, un engagement à l’égard des choses ordinaires, une prestance de l’écrivain plus ou moins nécessaire à sa position dans la rencontre, altèrent parfois irrémédiablement la voix, tant attendue de l’auteur. Ceci explique assez bien la raison pour laquelle, son héritage sera trahi : les familiers de l’écrivain cherchant à sauvegarder avant tout la réalité contingente de celui-ci ; cette dernière n’ayant le plus souvent qu’une lointaine symétrie avec sa voix littéraire.

Ceci n’empêche que des auteurs admirés puissent se révéler de parfaits salauds, ou de remarquables canailles.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Pepe Carvalho, le détective imaginé par Vasquez Montalban, brûle de temps à autre, des livres issus de sa bibliothèque “juste châtiment de tant de vérités inutiles et incomplètes qu’elle réunissait”.

Pepe Carvalho, nous dit le romancier, n’a longtemps été qu’un “acheteur-lecteur” avant d’accéder à son niveau actuel, celui d’acheteur-lecteur-brûleur :

“Tôt ou tard, il lui faudrait se mettre à jour et acheter pour les brûler des livres, en toute connaissance de cause”.

Ce rituel intime est, pour le détective – c’est-à-dire celui dont la profession ne peut lui permettre de tricher avec le réel (avec ce que le signe en tant que trace, évoque du réel) – la célébration du moment “où il se découvrit esclave d’une culture qui l’avait séparé de la vie, qui avait faussé sa sentimentalité comme les antibiotiques peuvent détruire les défenses de l’organisme”.

 

Au-delà de la trouvaille, ici malgré tout littéraire de Vasquez Montalban, les autodafés de livres, répétitions métonymiques des bûchers d’hérétiques, célèbrent toujours la mise à feu de l’esprit. Seule la flamme est suffisamment “spirituelle” pour venir à bout par une sorte d’homéopathie mentale de l’esprit du livre, c’est-à-dire de l’Idée (ici hétérodoxe). Mais cette célébration se veut également rappel, que sonne toujours un jour ou l’autre la pensée totalitaire, que le livre n’est pas la vie ou qu’il est un mensonge sur la vie.

La vie décrite par le livre n’est pas la vie, n’est pas la vraie vie. Par cette porte s’engouffre infiniment le préjugé, qu’un léger souffle suffit sans cesse à ranimer, contre l’intellectuel qui ment sur la vie.

Lorsque les nazis brûlent les ouvrages de Freud, ils entendent libérer le monde du mensonge. Et cette cérémonie prend ici son sens le plus aigu : la mise à mort de celui qui pense par ceux qui savent.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Ainsi il y aurait ceux qui doivent lire le monde, apprendre à regarder d’un œil sans cesse affûté, et ceux pour qui ce détour serait inutile parce qu’ils en ont avant tout connaissance et conviction : ce sont ceux qui sentent ; comme s’il y avait une vérité des sens, une boussole infalsifiable qui donne incessamment à ces êtres la vérité du monde, le réel dans sa transparence la plus magnifique.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La transparence du monde est silencieuse.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Il y eut très tôt dans la vie d’Albéric des moments où la réalité du livre se déchirait pour laisser entrevoir, furtivement, un retour au monde, au monde à nouveau réenchanté.

Il devait, un jour, aller voir sa grand-mère à l’autre bout de la France et le voyage était long ; il avait fait, comme il se doit, provision de livres avec l’aiguisement du plaisir que lui paraissait procurer un moment (le temps du voyage en train à l’époque assez long) entièrement libre et d’une vacuité parfaite.

Je dis “qui lui paraissait”, car pour d’autres, le voyage eu pu vouloir dire : saucissonner, deviser avec ses voisins de compartiment, faire du tourisme, observer la vie agricole, le mouvement des trains, etc.

Mais, à cette époque pour Albéric, le voyage représentait le vide, une attente indépassable et obligée. C’est dans ces moments-là que surgissait de la manière la plus impérative le désir du livre. Le livre prenait la place d’un monde silencieux où plus rien n’est entendu, ni visible. Le livre substituait au néant du monde, son monde propre, le déploiement de sa réalité comme un arc-en-ciel surgit soudainement dans un ciel que l’orage a évacué.

 

Or c’est précisément à l’instant où l’appel du livre est le plus fort, le plus nécessaire et le plus urgent que sa fonction d’obturation du réel venait à échouer. Cet échec surgissait sous la forme la plus exemplaire du banal : un certain éclairage d’un pré, la fumée d’une maison au loin dans la brume, une voiture qui roule, un temps, à côté du train, une quelconque scène champêtre.

Le retour du monde dans sa plénitude se fait sous la forme d’une simple présence, un être-là, un être là dans le monde, une sorte d’irisation des choses.

Cette affirmation d’être, de présence des choses pour elles-mêmes porte en elle l’affirmation de la vie, et il y a peut-être là, ce que Le Clezio appelle, une “extase matérielle”.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Ce réenchantement du monde que manifeste cette extase matérielle s’appréhende avant tout comme un “hors sens”, il faut admettre ici que le mot l’évoque, l’appelle mais ne le montre pas, se rend en tout cas, incapable de le représenter.

Si ce moment se passe des mots, il fait appel aux sens, mais les emprunte sans s’appesantir.

C’est un hors sens dans tous les sens du terme. Certes ce moment est cerné par l’évocation, mais celle-ci tourne court, pareille chez Proust au choc des roues des voitures sur le pavé de l’hôtel des Guermantes qui appelle un souvenir mais juste l’écho de ce souvenir, le souvenir lui-même étant perdu ou irrattrapable.
Ce moment exige par là même, une suspension de la lecture (du livre ou du monde) pour se révéler. Il est trop bref et trop “plein” pour que certains êtres ne sentent pas la nécessité constante de le re-susciter, c’est là sans doute la visée de toute œuvre d’art : feindre la représentation pour installer la carence absolue de toute représentation.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Peut-être cette suspension du livre manifeste-t-elle au plus haut point l’extrême de l’évocation : non pas le retour de tel ou tel souvenir, de tel ou tel instant de la mémoire, mais le souvenir de l’être tout entier, l’être se ramassant un instant comme souvenir de lui-même.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Il y a enfouie derrière tout livre, quelqu’obscure malédiction. Le livre, d’autant plus qu’il est difficilement accessible, caché ou interdit, véhicule une peur ancestrale : celle de la connaissance.

Le “Nécronomicon” livre d’autant plus indispensable qu’il est introuvable est un livre de magie noire : sa lecture permet l’appel des puissances du mal, sa lecture donne les méthodes précises pour réveiller l’horreur.

Ce n’est pas qu’il n’existe pas de “bons” livres, des livres édifiants, mais justement ce qui les rend “bons”, ce qui fait qu’on peut les “mettre entre toutes les mains” comme l’on dit, c’est une certaine fadeur à quoi l’on reconnaît la copie. Ces livres-là ont fonction de représentation.

Or le livre par excellence est précisément un objet que l’on ne peut pas mettre entre toutes les mains : le colloque singulier qu’induit la rencontre du livre et de son lecteur bannit par définition tout prêt-à-porter littéraire. Ce qui fait qu’on aime un livre avec la tendresse inhérente aux êtres dont on chérit le souvenir, c’est toujours que sa lecture achevée, on y a glissé et laissé une part de nous-mêmes. Prêter un livre à quelqu’un c’est toujours lui poser la question de savoir s’il va se joindre dans son expérience de lecteur à la nôtre, s’il va lui aussi participer à la rencontre. Il y a ainsi des livres qui engagent des amitiés, ou des amours …

Le livre a donc par essence quelque chose de diabolique en cela qu’il divise : il tranche des lignes abruptes entre partisans et adversaires, entre adeptes et accusateurs, il façonne les orthodoxies et les hérésies.

Le livre est unique et c’est cette unicité qui divise et sépare, ce que le lecteur attend de l’auteur, c’est que ses traits décrochés visent juste : d’une singularité l’autre : il me touche au cœur de moi-même et nous avons maintenant cela en commun : il me touche parce qu’il a été touché, lui, il porte son verbe au cœur de mon être.
Le choc de la lecture provoque ainsi, le naufrage d’une certaine contingence, ce que Flaubert appelait les “idées reçues”, Barthes la “doxa”, et Lacan la “sagesse des nations”.

 

 

°°°°°°°°°°°

 

 

Albéric dit que le livre comme la rose d’Angélus Silésius est sans pourquoi. Lire est une injonction, une nécessité, un toxique. Lire c’est “fermer la porte pour faire entrer le monde”.

Il faut parler ici, des errances dans les librairies, l’œil attiré sur les titres et les couvertures quand le luxe suprême est d’entrer sans savoir ce que l’on cherche, ce que l’on va trouver.
La librairie (la bibliothèque) est le labyrinthe ; on peut en ressortir les mains vides ou encore transfiguré par la découverte que l’on vient d’y faire : «je vais devenir celui qui a lu tel livre !». Albéric parcourt les rayons, revient sur ses pas, prend un ouvrage, le feuillette, le repose, passe à un autre, revient au précédent, hésite. Il effleure au passage ses semblables saisis dans une attitude analogue à la sienne : la curiosité s’aiguise sous l’apparence d’un vague désœuvrement. Il y a, sous les plafonds du magasin, du temps à perdre qui prélude à l’urgence dans laquelle il faudra se précipiter chez soi pour commencer à lire.

Il est rare que les futurs acquéreurs se rencontrent dans la librairie et se mettent à causer, et quand cela est, on parle rarement des livres…

Les librairies, surtout celles des grandes surfaces, sont des lieux où la relation est faible, l’inverse d’un lieu de rencontre pour Albéric. Ceux, qui comme lui, mesurent le plaisir à l’importance du livre qu’ils trouveront sans l’avoir cherché ni même désiré où alors d’un désir inconnu jusque-là, ceux-là, déambulent presque seuls dans les rayons, délice propitiatoire à la lecture.

On ne va pas dans un lieu semblable comme l’on va faire ses courses dans un supermarché, tenaillé par l’horaire et la nécessité ; escorté d’une famille plus ou moins nombreuse qui célèbre et communie dans le culte hebdomadaire ou mensuel de l’obligation alimentaire et de la société de consommation.

Quand une famille entre dans une librairie, elle éclate aussitôt ; la librairie, à l’instar du livre dont elle est l’église, radicalise les goûts, fait craqueler les vernis sociaux, restitue à l’individu une singularité qu’il avait faillit oublier. L’appel du livre redonne à l’homme une sorte de nudité intime où se constitue et se reconstitue l’impératif mystérieux du langage.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

On taxe les livres comme objets dits “de luxe”.

Certains s’imaginent ainsi que le livre est un luxe parce qu’il n’est pas nécessaire, le livre échappe à la nécessité contrairement à l’air que nous respirons, à la poule au pot du dimanche et aux oripeaux dont nous revêtons. C’est bien mal juger les hommes, certains préfèrent sacrifier à leur nourriture plutôt que de céder sur un livre, d’autres lisent plutôt que de manger jusqu’à atteindre des poids ridiculement faibles.

Si l’on se cramponne à l’argument du nécessaire (encore que pour le lecteur le livre répond à une nécessité), une fois digéré, qui “reste” le plus, le livre ou l’aliment ?!.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Quand au détour d’un rayonnage, notre choix se fixe, lorsque parait la soudaine illumination qui nous fait dire, “je prends celui-ci”, à quoi cédons nous vraiment ?

De la même façon qu’il n’existera de lecture que temporalisée, l’élection d’un livre donné ne peut se comprendre que dans un temps donné. Du choix, on ne sait, au fond, presque rien. Il dépend de choses infimes dont nous n’avons la plupart du temps pas connaissance : une certaine disparition d’humeur, les séquelles d’une lecture précédente qu’on voudrait “continuer”, le titre du livre évoquant lui-même on ne sait quel mystérieux souvenir, d’autant plus fort qu’il est justement plus mystérieux et donc plus incertain, la résurgence des paroles de quelqu’un qui nous en aurait parlé…

Parfois, la décision est plus impérative ; on élit un livre parce qu’émerge en nous une force soudaine qui nous rend son acquisition nécessaire et évidente : livre entrevu au chevet de la femme aimée, livre qu’elle lisait quand on l’a rencontrée, livre dont elle disait que c’était “un des plus beaux livres de sa vie”, pour ne parler ici que des quelques exemples les plus caractéristiques : on lit par amour, parce que le livre est avant tout la lecture du réel que fait l’autre, le livre nous choisit avant toute chose, nous choisit d’autant plus sûrement, d’autant plus infailliblement que nous ne cherchions rien de précis, c’est l’autre qui nous trouve, nous attrape, nous enserre et parfois, ne nous lâche plus (au même titre que Roustang le dit de la psychanalyse). C’est aux échos incessants de la parole du monde que nous succombons infailliblement.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

Qu’est-ce que lire le monde ? N’y a t il pas dans la lecture du mythe originaire que fait Bottero dans la “Naissance de Dieu” quelque lien toujours présent entre le monde, le livre et sa malédiction ? Là où le livre se donne comme l’incarnation du “péché originel”, écoutons :

“Or, tous les deux étaient un, l’homme et sa femme ; mais ils n’(en) avaient mutuellement pas la moindre honte”. Voilà pour la transparence du réel : une totale opacité. Ce qui fait l’absence de honte, la suite le manifestera clairement, c’est l’escamotage des différences, ici sexuelles, mais peu importe, le Jardin d’Eden est un monde où le manque n’est pas – ce n’est pas dire comme on le fait pour certaines figures de l’hystérie, que le manque vient à manquer – c’est que le manque n’a pas, dans l’Eden, de lieu où être.

Il est très difficile de mesurer les conséquences d’un monde indifférencié : est-ce un monde si saturé d’être, que la conscience en est abolie (la conscience est toujours conscience de quelque chose et pour que ce quelque chose accède à la conscience, il faut qu’il se détache du fond des autres choses, donc qu’il s’en différencie) ? Est-ce le monde de la sensation pure, si cher à ceux qui “sentent” ou qui “comprennent” ? Mais toute sensation ne nous saisit que comme distinction de quantité, puis de qualité (Freud s’est beaucoup amusé sur ce sujet) et nécessite au moins un appareil, un “capteur” destiné à mesurer précisément de la “différence”. C’est, en tout cas, pour toutes ces raisons, un monde sans pensée, où la pensée ne passe pas et c’est ce qui explique qu’il est si difficile de le penser.

Donc, on ne sait pas ce que peut être ce monde d’Eden, on ne peut justement pas le lire, de là vient sans doute le fait que l’idée religieuse du paradis est la moins stimulante, la félicité permanente étant une contradiction insurmontable.

Peut-être, après tout faut-il admettre que la seule porte qui nous soit à jamais ouverte sur la question, consiste à faire accepter comme une joie, l’inéluctabilité du destin humain, la mort se révélant la figure majeure de l’impensable.

Voilà, il nous est d’abord demandé d’imaginer l’inimaginable, Adam et Eve au Jardin d’Eden, sont, mais ne savent pas, ne savent rien.

En fait, ils savent le langage puisque le serpent se met à parler à la femme. Il nous est dit : “le serpent, le plus rusé de tous les animaux sauvages…” ; et il faut suspendre un instant le récit à la confrontation du serpent “le plus rusé”, à la femme qui ne saurait rien, qui ne se sait pas être. Le serpent est rusé, ce qui signifie avant tout qu’il se meut dans la duplicité, il sait dire un mot pour un autre, il sait surtout ce que l’on nomme désir, il s’y cache, y est à l’aise, sait le faire surgir chez les autres ; et la femme, la femme indifférenciée bien sûr, elle, ne sait rien du désir, ni des autres ni du sien, elle est nue vraiment, nue dans la transparence de son élémentaire naïveté. Le dialogue est par trop inégal et l’on voit bien alors que le serpent se coule dans le langage et se glisse entre ses mots, alors que la femme, si elle le comprend, n’y entend rien.
Le serpent parle : «Elohim a bien dit : vous ne mangerez d’aucun des fruits des arbres du Jardin ?». La femme à qui l’on pose cette question, parce qu’on la questionne sur la seule chose qu’elle sache, (il n’y a qu’une loi, qu’un interdit) et il est évidemment paradoxal que son indifférenciation, sa nudité d’être soit bâtie sur une différence, une différence de taille, puisqu’elle va jusqu’à abolir toute différence, répond : « des fruits de tous les arbres du Jardin nous pouvons manger ; c’est seulement du fruit de l’arbre qui est au milieu du Jardin qu’Elohim a dit : “vous n’en mangerez pas ! vous n’y toucherez pas ! Autrement vous mourrez ! ».

Peut-être faut-il comprendre ici, qu’avec la félicité, Dieu-Elohim donne aussi à l’homme, la possibilité de s’en défaire. L’humain vit pour l’instant dans une félicité infinie, mais peut s’en extraire, il peut choisir la mort. On est alors dans un manichéisme essentiel, une alternative pré-différenciée : le bonheur ou le rien. À l’impensable de la vie éternelle se substitue un autre impensable, celui du néant.

Le serpent va répondre, et c’est à cet instant qu’il se découvre d’essence véritablement diabolique. Par sa parole, il dénonce l’alternative originaire dans laquelle l’humain est captif : « mais non ! vous ne mourrez pas du tout ! seulement Elohim sait bien que lorsque vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Elohim, capable de discerner Bien et Mal ! ».

À l’alternative originaire, l’être ou le non-être, le serpent substitue non plus une alternative, mais un ordre, Bien ou Mal, hiérarchie des valeurs, différenciation des choses, l’alternative de l’être et du néant est brisée au profit, au sein de la vie, d’un ordre du Monde.

Pour amener l’Homme vers cet ordre, il faut d’abord que le serpent le conduise à son désir et l’admette à la pensée de ce désir, il le force à se penser, lui, comme être. Ce moment est véritablement la charnière du mythe, il souligne la raison pour laquelle la connaissance est toujours maudite, la raison pour laquelle il restera, d’une façon nostalgique mais définitive, qu’il est préférable de ne rien savoir et que de soi-même surtout, il vaut mieux ne rien connaître. La pensée chez l’Homme en sera à jamais affectée au sens le plus fort que l’on doit réserver à ce dernier terme : à savoir que la pensée n’est rien de spirituel, ne serait pas assimilable à une quelconque vapeur, mais se trouve irrémédiablement inscrite à même le corps. Cette inscription, la genèse, en son récit, nous le manifeste au plus loin où nous pouvons le penser : l’arrachement de la félicité par le choc de la désillusion. La chute de l’Homme ne s’accomplit pas au moment où la Femme mange le fruit de l’arbre, mais à l’instant où le serpent lui révèle que sa félicité n’est que le leurre de l’ignorance : “vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Elohim…”. Révélée à son incomplétude, la Femme se sent creusée par son désir. Auparavant l’interdit de Dieu n’aiguisant aucune excitation, ne signifiait qu’un lieu de non-être, une règle qu’il faut imaginer au plus proche d’un montage instinctuel, l’arbre existait au centre du Jardin, mais n’avait pas de réalité. La parole du serpent transforme la règle en une loi. Ce n’est pas la parole d’Elohim qui l’a fait telle, c’est celle du serpent, ou plutôt celle du serpent se faufilant dans celle d’Elohim. La loi surgit de l’équivocité du langage face au Monde. Ni Elohim, ni le serpent ne disent à la Femme le faux : Elohim a raison de dire que l’Homme mourra, il va en effet devenir mortel et perdra la félicité, le serpent a raison de dire que l’Homme ne mourra pas, du moins pas sur le fait, et que ses yeux s’ouvriront puisque c’est ce qui va advenir. Mais la femme, après la réponse que lui a faite le serpent, est prise alors dans le mouvement préliminaire à toute connaissance : elle ne sait pas, mais se pense ne pas savoir.

En substituant l’interdit d’une règle à celui d’une loi, le serpent fait chez la Femme surgir un appétit : « et la Femme voyant que le fruit de (cet) arbre était agréable à manger et appétissant au regard, et qu’il était avantageux, ce même arbre, pour devenir (plus) intelligent, prit donc de ses fruits, et en mangea ; elle en donna aussi à son homme, auprès d’elle, lequel en mangea ».

Insistons encore, ce n’est pas de “faim” dont il s’agit ici (quand on a faim, on mange n’importe quoi), mais d’un appétit et du récit originaire de la gastronomie. Par son acte, la Femme se dédifférencie, l’arbre de la connaissance, figé au cœur du Jardin, surgit comme premier signifiant de la différence, désigné comme tel par un autre, mais assorti, dans la bouche du serpent, d’un surcroît de valeurs qu’Elohim ne lui avait pas accordé : l’arbre est “agréable”, “appétissant au regard”, “avantageux (…) pour devenir (plus) intelligent”.

La “connaissance” c’est l’agréable et le désagréable, l’appétissant et le rebutant, l’avantageux de l’intelligence et le désavantage de la bêtise, une cascade inépuisable de valeurs mondaines se met à jaillir sans l’espoir de retour. Le tumulte libéré des valeurs plonge la Femme dans la temporalité et dans le prosélytisme, ce que l’un sait, il ne peut souffrir que l’autre ne le sache pas : “elle en donna aussi à son homme…”. Toute lecture est une lecture des valeurs, toute mémoire souvenir des valeurs et toute mémoire ne vaut que par la valeur des souvenirs.

Le reste du récit ne fait que tirer les conséquences de l’acte, du premier acte d’un premier sujet, de la Femme et de l’Homme advenus hommes et femmes. Le bannissement prononcé par Elohim est inéluctable autant que l’est la nomination que l’homme va maintenant devoir donner aux “êtres et aux choses pour en assurer la différenciation (l’homme donna alors à sa femme le nom de Hawwa : car c’est la mère de tous les Vivants (Haw) !”).

Ainsi lire c’est toujours choisir. Mais ce mythe qui nous noue à jamais la connaissance à l’appétit, qui fait du regard une grande bouche tendue vers le monde qu’elle implore, nous enseigne également l’irréversibilité du choix. Céder sur son désir une fois, pour reprendre la phrase de Lacan, c’est y céder à jamais : Hawwa ne sera plus jamais la Femme, son désir et le geste d’appétit qui en est la trace l’ont faite autre qu’elle n’était, à jamais.

Lire c’est rejouer à tout coup l’expérience du choix : après cet acte notre position dans le monde et à l’égard de celui-ci aura changé ; peut-être discrètement, mais peut-être aussi formidablement. C’est cela que, diaboliquement, le serpent omet de dire à la Femme, mais il est vrai que comme elle, nous sommes, devant notre désir, indifférenciés.

 

°°°°°°°°°°

Il reste que pour la fin des temps, le petit d’homme portera les choses du Monde à sa bouche, avant d’en lire les signes.

 

 

°°°°°°°°°°

Il y a des livres que l’on parcourt comme l’on découvre brutalement un pays étranger. Il n’y est perçu d’abord aucune familiarité. Dans ce pays, les mœurs, les coutumes, les habitudes sont si éloignés des nôtres qu’on n’y “comprend rien”, il faut un guide, c’est-à-dire, un traducteur. Mais, à l’instar de ce genre de livre, ce qu’il nous restera comme “charme du pays” après notre retour de voyage, se situe en deçà de toute traduction, de tout guidage : l’installation progressive et parfois inéluctable d’une connaissance. Cette dernière, par un artifice de la pensée humaine s’entendant toujours comme reconnaissance.

C’est la mise en place d’abord d’un système de valeurs auquel il faut nous habituer : références jusque-là inconnues et qui restent inachevées, en partie dans l’ombre, ou même absolument hermétiques : des noms inconnus, mais des noms qui reviennent, balisent de temps à autre un territoire qui ne nous est plus complètement étranger. C’est une citation qui surgit brusquement dans un moment ténébreux et qui nous aveugle de son évidence, ce sont des lieux, des choses, des êtres qui nous renvoient les échos lointains à peine perceptibles de visages, pays, objets qui nous furent autrefois quotidiens. C’est aussi un autre livre, dans notre exemple un autre lieu, vers lequel tout semble converger, peuple, histoire, croyances dont nous avions déjà ouï-dire et qui nous paraîtra désormais indispensable : il nous réclame avec urgence.

C’est assez dire que ce livre que l’on ne “comprend” pas mais que l’on a le courage de poursuivre avec d’autant plus de soin qu’il nous est difficile, se lira peut-être après coup. Il se lira d’autant plus facilement qu’il restera dans notre souvenir comme le gardien, à jamais, d’une place où nous serons peut-être mille fois retournés, mais par lequel une exploration a un jour été possible.

Lire c’est ici faire la part de l’ombre, de l’inconnu, du virtuel, c’est se frayer laborieusement une trace pour se ménager des illuminations inattendues, c’est cheminer la nuit vers une confiance inaltérable dans l’aube.

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

 

 

 

«Je n’en reviens pas, dit Albéric, que la lecture passe par le regard. En fait, elle peut aussi se faire par l’ouïe, mais le plaisir, alors est moindre. Est-ce un fait général ou au contraire une contrainte n’engageant que ma singularité ?, je ne sais pas. Écouter une lecture radiophonique ou un texte enregistré, c’est presque toujours manger sans appétit, en se forçant ; il y a que je préfère ma voix intérieure à celle d’autrui, fusse l’auteur lui-même. À cela se rajoutent des relents d’efforts scolaires, de lecture à haute voix, lors des années d’apprentissage élémentaire, un parfum de pupitres cirés et de craie qui me rappelle que nos exercices étaient sanctionnés d’une appréciation à visée parentale. Il fut admis que je lisais “bien”, “avec l’intonation” et sans trébucher, mais depuis lors j’ai horreur des lectures à haute voix, elles déclenchent des résonances pénibles aussi bien acoustiques qu’affectives, j’y vois surtout un frein à cet étonnant frayage du réel qu’est l’acte de lire. L’effort d’une voix posée, la dépense énergétique nécessaire à l’activation des muscles laryngés m’ôte presque tout plaisir ; peut-être y a t il aussi qu’une lecture à voix haute est destinée à un interlocuteur au moins, or quand je lis, je ne veux partager qu’avec l’auteur lui-même ; il s’agit finalement, de faire l’amour en présence d’un tiers. Lire est un des seuls actes de ma vie où je n’ai rien à démontrer ».

 

 

°°°°°°°°°°

 

 

La lecture anorexique : un appétit sans le réel de l’ingestion.

Laissez-moi un commentaire




Champs Obligatoires*

Link to the anchor